Pouvant être lu comme un décryptage en négatif d’Easy Rider ou un western moderne, Electra Glide in Blue est une petite pépite passionnante du cinéma américain des années 1970. Dans un décor qui alterne entre un Arizona de carte postale et des ambiances de film noir, le réalisateur James William Guercio suit le parcours de John Wintergreen, motard de police vertueux et plein d’ambitions. Superbe fable désabusée, pleine de tendresse et profondément humaine, Electra Glide in Blue a souffert pendant des années d’avoir été injustement présenté comme réactionnaire par la critique lors de sa sortie initiale en 1973. Il est grand temps de réhabiliter ce film brillant, à l’occasion de sa sortie récente en DVD chez Wild Side.
Dans Easy Rider, Dennis Hopper place sa caméra dans le sillage de bikers hippies et assiste impuissant aux violences que l’Amérique conservatrice, rétrograde et intolérante leur inflige. James William Guercio adopte un autre point de vue en suivant le sergent Wintergreen, fier représentant du traditionalisme américain dont la route croise fréquemment celle de membres de la communauté hippie. Wintergreen, amant talentueux dans le privé et d’une droiture professionnelle irréprochable, rêve d’être promu inspecteur, ce qui lui permettrait de troquer son uniforme rutilant de motard contre l’élégant costume coupé et le Stetson de ses supérieurs hiérarchiques. Mais alors que le meurtre d’un vieux marginal lui ouvre les portes d’une possible ascension professionnelle, Wintergreen se heurte aux dures réalités d’un système policier gangrené par la corruption, les passe-droits et soumis au bon vouloir et aux humeurs de ses responsables. L’inspecteur en charge de l’enquête le prend en grippe lorsqu’il découvre qu’ils couchent tous les deux avec la même fille. Les fondements qui sont supposés régir les forces de l’ordre d’une société démocratique sont tous allègrement bafoués : l’égalité de traitement devant la loi, l’impartialité, la promotion au mérite, etc… La désillusion est identique chez les hippies. On ne parle plus d’utopie, mais seulement de trafics, on n’accueille plus les étrangers à bras ouvert, mais on se protège. Les idéaux d’Easy Rider se sont effacés pour faire place à la vision désabusée de James William Guercio, qui enterre tous ses espoirs en faisant tirer ses policiers sur l’affiche du film de Hopper.
Dans les deux scènes d’ouverture du film, Guercio évite de montrer les visages des protagonistes, il s’attarde sur l’activité de leurs mains ou sur leurs hanches. Il réitère cette approche à plusieurs reprises, laissant traîner sa caméra en marge de l’action principale, plus de trente ans avant l’Automavision de Lars von Trier. Le regard s’ouvre ainsi vers une autre réalité, tour à tour révélatrice, trompeuse ou anecdotique, mais qui représente parfaitement une des grandes affaires d’Electra Glide in Blue: le décalage. Décalage tout d’abord entre le sombre volet nocturne – tout en gros plans – et la photo à la John Ford des scènes de désert. Décalage ensuite entre les personnages de western et leurs montures chromées (les Harley Davidson « Electra Glide ») qui remplacent les chevaux. Décalage toujours entre la petite taille de Wintergreen et celle des autres protagonistes. Mais décalage surtout entre l’image impeccable des uniformes et la réalité brutale du système policier, entre les idéaux des personnages et leur impossible mise en pratique, entre la beauté des paysages et la détresse des individus. Car dans Electra Glide in Blue, les êtres sont seuls et ils en souffrent. Il n’y a plus de communautés d’esprit auprès desquelles – que l’on soit un hippie invétéré ou un redneck extrémiste – on puisse trouver refuge comme dans Easy Rider. Zipper – le collègue fasciste et tire-au-flanc de Wintergreen – devient donc fou dans sa caravane déglinguée, l’inspecteur noie son mal-être avec la patronne déprimée d’un bar scabreux et le vieux marginal vend de la drogue pour tenter de garder un contact avec le monde.
L’édition DVD propose en complément une courte analyse de Jean-Baptiste Thoret, qui se concentre sur le climat désenchanté qui se dégage du film et sur le rapprochement avec Easy Rider. James William Guercio offre quant à lui une introduction et un commentaire éclairant dans lequel il retrace l’histoire de la réalisation du film en mettant en exergue les principaux choix artistiques qu’il a eu à faire. On y apprend aussi qu’il est issu d’une famille de projectionnistes et que l’hommage aux westerns et à John Ford – à qui il a « emprunté » le « décor » mythique de Monument Valley – n’est pas fortuit. Guercio, qui était aussi le producteur du groupe de rock Chicago, est également très disert sur la bande originale qu’il a lui-même composée.
Relecture désabusée du film mythique de Dennis Hopper, Electra Glide in Blue culmine dans sa scène finale, qui est une reprise quasi identique de celle d’Easy Rider. Mais alors que dans la scène originale la caméra s’envolait dans les airs, celle d’Electra Glide in Blue reste désespérément et longuement collée à la route. Guercio ancre son film dans la dure réalité terrestre et rejette tout élan utopiste. Dans Electra Glide in Blue, il ne s’agit plus que de tracer sa propre route. Et pour y parvenir, mieux vaut ne pas trop s’occuper de ce qui se passe autour de soi et garder les yeux rivés sur le bitume, ce que le pauvre John Wintergreen n’a pas réussi à faire. Guercio, tout en dénonçant incontestablement les comportements réactionnaires, enterre les illusions de la Beat Generation et préfigure avec brio l’ère de l’individualisme forcené. Dans la dernière scène, sa caméra quitte d’ailleurs la lumière pour rentrer dans l’ombre, puis elle se fige dans un noir et blanc inquiétant.