Le décor fantoche du film, qui rappelle celui des séries télévisées de divertissement de Caméra Café (M6) ou Brother and Brother (Canal+) avec leurs squelettes d’entreprises high tech aux décors froids, au rayonnement international et aux prises de décision « hors champ » évoque bien le paradigme contemporain de la structure de travail. A priori, rien d’humain ne peut être associé à l’incarnation de la prise de décision dans ce monde professionnel. Entre un patron prêt à tout pour ne pas être une figure impopulaire et un acteur qui prendra son rôle très au sérieux, cette comédie sans ressources met en scène les contradictions d’un système économique à travers un clin d’œil humoristique et le style d’un des plus surprenants « idiots bavards » du cinéma.
La lâcheté d’un directeur d’entreprise qui a choisi l’anonymat pour pouvoir manipuler à sa guise ses employés, et surtout ne pas endosser les choix les plus dramatiques pour leur bien-être et leur avenir professionnel, sert de point de départ à cette comédie. Mis en demeure de présenter un visage lorsqu’il est acculé à vendre l’entreprise (ou choisit-il volontairement de le faire?), il engage un acteur pour endosser son propre rôle défaillant et prendre en charge les risques d’impopularité au moment de sacrifier ses employés. Il sera pris au jeu de l’entreprise lorsque cet acteur (l’étonnant Jens Albinus) s’inquiétera du sort des employés menacés de délocalisation et de licenciement puis de l’avenir de l’entreprise elle-même, éternellement sous la menace de celui qui déciderait d’incarner le patron du patron du patron…
La caméra à l’épaule et le grain sale constituent notre mémoire de spectateur des règles de prises d’images du Dogme instauré comme manifeste cinématographique avec Les Idiots (1998). On se rappelle aussi du principe scénique extravagant de la trilogie américaine avec les décors marqués à la craie au sol et les gestes de mime accompagnant les ouvertures de portes imaginaires de Dogville et Manderlay (2003 et 2005). Lars von Trier propose dans son nouveau film un nouveau dispositif. Le Direktør est le premier film tourné à l’aide d’un nouveau procédé cinématographique de prise de vue et de son qui souhaite réduire l’influence de l’homme au profit de l’arbitraire de la machine qui occupe le poste du directeur photo. Le cadrage est donc informatiquement paramétré par la machine en fonction de la place des acteurs dans les décors. Toute ressemblance entre la maîtrise des paramètres artistiques et humains aléatoires, à l’intérieur et à l’extérieur d’un film et d’une entreprise, serait justifiée…
Sans doute conscient des risques qu’il encourt auprès de la critique, toujours prompte à dénoncer ses prétentions artistiques à la nouveauté, Lars von Trier insiste, au moment du prologue, pour mettre en garde les spectateurs contre l’idée saugrenue de vouloir le prendre trop au sérieux. En l’occurrence de quoi ou de qui s’agit-il ici ? Qui convient-il de ne pas prendre au sérieux : un style ou plutôt un dispositif mécanique de prise de vue (l’automavision)? Un homme (le cinéaste ou le personnage de l’acteur qui joue au chef d’entreprise)? Une production artistique (les citations du dramaturge danois Ibsen ou l’invention d’un certain Gambini)? Un propos tantôt drôle, tantôt amer (les réticences humaines devant l’impopularité et les tentations du pouvoir) ? C’est sans doute cette modestie mise en scène qui nourrit le crime de lèse majesté du cinéaste au regard de ses nombreux contradicteurs : prétendre régénérer et expérimenter des formes, sans jamais abandonner l’art narratif du mélodrame ou du film didactique, à thèse, parfois drôle. On peut relier ce savoir faire à la tradition scandinave des sagas, ses récits fondateurs mythiques qui allient la simplicité narrative à l’idéologie langagière d’un sens à donner. C’est ce que nous suggère le cinéaste lui-même qui tire à boulets de canons dans ses dialogues sur le (prétendu) sentimentalisme danois.
Lars von Trier apparaît dès la première séquence de prologue du film sur une plate-forme élévatrice mobile, machine bien connue des laveurs de vitres. Il possède ainsi un point de vue idéal et transparent, largement méprisé en général, qui le distingue des autres acteurs de son film car il demeure à l’extérieur du lieu dramatique du Direktør tourné dans les décors naturels d’une entreprise. Ce qui n’a rien d’étonnant pour ce grand artiste moderne, au sens sociologique du terme, qui adore jouer les maîtres du jeu de cinéma et met régulièrement en scène son personnage de mégalo jusque dans ses films (ses apparitions finales en Monsieur Loyal de télévision dans la série L’Hôpital et ses fantômes).
Dans Le Direktør, il reprend une petite troupe d’acteurs pour prolonger ses réflexions autour de la vie en communauté (Breaking the Waves, Les Idiots, et la trilogie américaine) et autour de la technique qui réunit cinéma et construction du monde social. À cet égard, le psychodrame qui se joue dans le film autour de la photocopieuse et le moment du « voyage d’entreprise » sont des moments de constitution de « l’esprit d’entreprise » qui témoigne du regard noir que le cinéaste porte sur l’enfermement de la communauté professionnelle. D’où sans doute aussi l’idée que la constitution de collectif génère pathologiquement des psychoses et que la communauté artistique d’un film n’est ni exempte du phénomène, ni pire qu’une autre. Lars von Trier défend ici sa conviction de la prétention artistique à proposer un regard plus candide (ou plus désaxé) sur le monde social à travers le personnage de l’acteur transfuge du directeur d’entreprise. Le travail plastique des images froides et brutes du film, dont les faux raccords qui soulignent la succession des plans voudraient faire trace de sens dans le dispositif, témoigne avec humour et savoir faire d’un réalisateur qui n’est pas prêt d’abandonner la mainmise et le discours de ses fictions.