Cinéaste oublié en dépit de son immense talent et des tentatives de réhabilitation ces dernières décennies, Marcel L’Herbier voit son œuvre la plus importante et la plus ambitieuse éditée en DVD. Une occasion pour redécouvrir ce cinéaste d’une impressionnante modernité.
Lorsque Marcel L’Herbier adapte en 1928 le roman éponyme d’Émile Zola publié en 1891, il ne s’imagine pas que, dès l’année suivante, les États-Unis seront secoués par une crise boursière si terrible que son onde de choc atteindra une Europe à peine remise de la Première Guerre mondiale. Lui-même directement inspiré du krach de l’Union Générale (une banque catholique française) survenu en 1881 – 1882, le roman L’Argent de Zola s’attache à dépeindre les dérives d’un capitalisme boursier qui n’hésite pas à broyer les petits épargnants.
Nicolas Saccard, directeur de La Banque Universelle, mène une bataille contre le banquier Alphonse Gunderman car ce dernier l’empêche de réaliser une forte augmentation de son capital. Considéré comme ruiné par ses pairs, Saccard entend se relever et faire à nouveau fortune. Pour cela, il décide de financer le voyage expérimental de Jacques Hamelin, un aviateur de renom souhaitant effectuer une traversée de l’Atlantique pour découvrir de nouvelles terres pétrolières.
Comme on peut s’y attendre de la part de Zola, le dénouement n’est jamais heureux et la prise de risques inconsidérés conduit l’humanité à sa perte plutôt qu’à sa réussite éclatante. Pour traduire une certaine forme de fatalisme, le réalisateur français Marcel L’Herbier (injustement oublié aujourd’hui) fait preuve d’une audace formelle impressionnante. Dès le premier plan en forte plongée, les hommes de La Bourse sont filmés comme de petites fourmis s’agitant dans tous les sens. Écrasés par l’axe impitoyable et menaçant de la caméra, les traders sont déjà réduit à la vulnérabilité de leur condition. Le matérialisme et la soif de pouvoir financier ont ici pris le pas sur toute valeur humaine, cloîtrant chaque personnage dans un périmètre extrêmement restreint où le désir n’a même plus cours.
Tout au long du film, le cadre et les décors se font oppressants. Peu d’extérieurs, aucune ligne de fuite en arrière-plan et une perspective limitée dans le champ relèvent d’un parti pris esthétique audacieux, surtout pour un film muet des années 1920. L’habileté du réalisateur va même jusqu’à faire de la caméra un témoin menaçant d’une situation au bord de la rupture, du non-retour. Alors qu’on retient souvent du cinéma muet ses plans fixes, le film de Marcel L’Herbier s’illustre, à l’instar du cinéma de Jean Epstein, par ses panos assez rapides et ses travellings avant et arrière (réalisés grâce au principe innovant d’une caméra suspendue) qui en font une œuvre résolument moderne pour son époque.
Également film de montage, L’Argent renouvelle toute la grammaire du montage parallèle et on reconnaît bien là l’influence que Griffith a pu avoir sur ce jeune réalisateur. Par exemple, lorsque plusieurs personnages sont confrontés à l’annonce de la disparition du célèbre aviateur, le réalisateur n’hésite pas à étirer au maximum la scène. Les cartons se succèdent, les plans se multiplient au point de rendre véritablement compte d’une suspension totale du temps. Cette dramatisation a aussi pour effet de traduire jusqu’au vertige l’état critique dans lequel s’est fourvoyée toute une société obsédée par le pouvoir de l’argent.
Le soin apporté par Carlotta dans cette double édition est encore une fois exemplaire. Le premier DVD du coffret propose une version totalement restaurée du film. Sur le second, les bonus tous aussi passionnants les uns que les autres se côtoient. Mais ce qui interpelle avant tout, c’est la pertinence de ceux-ci. Dans Autour de « L’Argent », Jean Dréville nous propose un making-of d’époque du film. Sonorisé en 1971, ce document vaut surtout en tant que témoignage extrêmement précieux des expérimentations cinématographiques de Marcel L’Herbier. On découvre par exemple le principe de la caméra suspendue en lieu et place des actuelles grues. Autre bonus passionnant bien que décousu, Marcel L’Herbier, poète de l’art silencieux revient sur le long parcours de ce cinéaste atypique et avant-gardiste. Plus qu’une nécessité, la redécouverte de ses œuvres remet en lumière un homme d’une intelligence remarquable, mêlant exigence et humilité. Mais ce qui bouleverse dans cet étonnant témoignage, c’est cette foi inébranlable qui a toujours accompagné Marcel L’Herbier lorsqu’il a décidé de faire ses premiers pas dans le septième art alors qu’il n’était encore considéré que comme une simple distraction populaire réservée aux forains. Le cinéma a fait son chemin, mais L’Argent fait toujours autant preuve d’une admirable modernité.