Adapté d’une pièce de théâtre créée par Charles Boyer et Michel Simon deux ans plus tôt, Le Bonheur (1935) n’a rien du théâtre filmé, et s’en éloigne d’autant plus qu’il est un superbe film sur le cinéma. Marcel L’Herbier ne se prédestinait pas au septième art, qui de son propre aveu « n’était pas son genre » ; d’où peut-être son intérêt, alors qu’il est une figure éminente d’une « première vague » du cinéma français (aux côtés d’Abel Gance et Louis Delluc), pour cette pièce à succès qu’il modifie malicieusement pour évoquer l’art corrupteur et narcissique par excellence – celui qui jette son argent par les fenêtres, qui jette en pâture ses créatures et leurs scandales au public, et qui pille impunément la réalité pour finalement ne parler que de lui-même : le cinéma.
L’incorruptible
Au centre de ce mélodrame brillant qui met en scène les mœurs cinématographiques de l’époque, Marcel L’Herbier a choisi Charles Boyer, la (vraie) star « internationale » des années 1930, qui prend son envol à Hollywood alors qu’il tourne ce film. Un Charles Boyer à contre-emploi : face aux frou-frous d’une star de cinéma (Clara Stuart, interprétée par Gaby Morlay) qui est fêtée à son retour à Paris après ses (faux) succès américains, Chakal (Charles Boyer), caricaturiste « antisocial », est un anarchiste sans véritable conviction, nonchalant, désabusé, mais dont le regard est de braise et la parole aussi rare que définitive. La gloire ni le bruit « médiatique » ne l’intéressent, mais pourtant ils l’inspirent : il tire sur Clara Stuart pour donner une publicité à la cause anarchiste qu’il défend. Charles Boyer/Chakal, « écœuré » par le tohu-bohu qui entoure la vedette, nous fait dès lors pénétrer dans les coulisses de ce monde où rien n’est vrai, surtout pas les sentiments qui prennent le nom d’amour le temps d’un caprice de star. Ténébreux, profond, terriblement sérieux, Charles Boyer est le guide improbable de cette traversée des apparences.
Paris-Hollywood
Le Bonheur, dont le titre reste une énigme, est une réalisation sophistiquée, qui donne à voir les liens ambigus entre la représentation et la vraie vie. Si Marcel L’Herbier, cachottier, joue dans Le Bonheur avec la (vraie) carrière franco-américaine de son acteur, il utilise au-delà le motif du « film dans le film » (qui est l’occasion de belles scènes de tournage, avec toute la machinerie de l’époque) pour montrer en quelque sorte le manque d’imagination du cinéma : celui-ci ne fait que voler le réel, le singer, en recyclant les faits divers pour inspirer des (faux) cinéastes défaillants. Celui de cette mise en abyme est américain : incapable d’imaginer une autre histoire que celle qui a déjà eu lieu dans la réalité, il sait en revanche payer ce qu’il faut à l’imprésario véreux (Michel Simon, qui excelle dans la veulerie efféminée) pour obtenir l’engagement de la vedette dans son propre film. Marcel L’Herbier règle-t-il des comptes avec un certain cinéma de son époque, qui dans les années 1930, recrute fort à Paris… ?
Éloigné de toute intention documentaire, Le Bonheur dévoile pourtant ce qui se passe derrière le décor. La vision ne manque pas de causticité ; pourtant ce Bonheur ne renonce ni au lustre de la grosse production (distribution éblouissante, décors et costumes à l’avenant) ni à une stylisation de l’image et de la mise en scène très abouties, pour « montrer » le cinéma. Celui-ci, à l’image du geste équivoque de Chakal tirant sur la star mais prenant soin de ne pas la tuer, est tout autant le monde qui exclut ceux qui refusent ses règles (le mensonge, l’artifice) et l’univers léger où s’épanouissent les belles fées modernes. Le Bonheur, œuvre de cinéma, c’est peut-être ce monde où tout est plus beau mais où tout est faux. L’inverse de la vraie vie.