L’Homme-Léopard forme, avec La Féline et Vaudou, le triptyque réunissant le producteur Val Lewton et le réalisateur Jacques Tourneur. Si ces deux derniers bénéficient d’une image très positive, L’Homme-Léopard fait figure de parent pauvre, bien moins considéré – même par Tourneur et Lewton eux-mêmes. Le réalisateur et le producteur auraient, dit-on, été déçus de leur adaptation d’Alibi noir de Cornell Woolrich, n’y voyant qu’une accumulation de scènes violentes reliées par une histoire de film noir convenue. Étrange désaveu pour un film dont la construction et l’esthétisme forcent l’admiration.
Dans une ville du Nouveau-Mexique, Jerry Manning, agent et manager de la chanteuse Kiki Walker, a un coup de génie : pour singulariser la chanteuse, il va la faire accompagner d’un léopard en laisse, loué à un montreur d’animaux local. L’animal, pourtant, s’enfuit à la première occasion, et fait bientôt une victime. Se sentant responsable, le couple prend une part active aux recherches, jusqu’au moment où une deuxième victime est imputée au félin. Mais Jerry Manning est persuadé qu’un tueur profite de la psychose pour assouvir son besoin de crimes…
L’Homme-Léopard doit manifestement son titre au succès rencontré par le premier film à avoir réuni Lewton et Tourneur : La Féline. C’est évidemment un effet de manche commercial, tant les deux films ont peu à voir, celui-ci pouvant se résumer à un polar mâtiné d’un soupçon de surnaturel ambigu. C’est d’ailleurs dans cette ambiguïté que s’exprime le mieux la sensibilité commune de Jacques Tourneur et Val Lewton : là où La Féline jouait des décors et de la lumière pour préserver le doute jusqu’à la dernière minute, L’Homme-Léopard se révèle plus ambitieux. Ainsi, le film va passer de protagoniste en protagoniste, ne se focalisant jamais réellement sur l’un ou l’autre.
Jerry Manning et Kiki Walker forment, il est vrai, le liant narratif du film, mais leur présence est superficielle, tandis que le film s’attache aux pas de ses différentes victimes dans un jeu de passage de relais virtuose. Toutes trois nous sont d’ailleurs présentées dès la première séquence, et si la menace meurtrière est bien réelle, jamais le film ne va énoncer avec certitude laquelle sera frappée, et comment. La mise en scène joue également de la figure du labyrinthe : les rues familières d’une ville du Nouveau-Mexique anonyme prennent, avec la nuit, des airs fantasmagoriques, où les jeux d’ombre et de lumière les transforment en lieux de rêves, ou de cauchemar. Admirablement construites, les séquences des meurtres permettent à Tourneur, qui a avec lui presque l’intégralité de son équipe de La Féline et de Vaudou, de construire de véritable moments d’épouvante au lyrisme cruel – sans doute la raison pour laquelle lui et Lewton désavoueront le film par la suite.
Anonyme et générique de jour, la ville devient donc un lieu de fantasme, de mythologie, alors que vient la nuit et que la peur s’enracine. Les meurtres, la procession funéraire finale sont autant de moments magiques, surnaturels, plaçant le film hors du temps, dans le domaine des légendes – un domaine qui trouve son plus farouche ambassadeur en la personne de Galbraith, le conservateur du musée indigène local, pour qui psychologie criminelle et connaissance des mythes ne font qu’un. Pour lui, comme pour Tourneur et Lewton, le verdict est sans appel : l’homme primal n’a fait que passer un vernis de civilisation sur ses instincts profonds, qui ne demande qu’à resurgir à la première occasion. Ainsi, telle Kiki Walker incapable de retenir la laisse de son léopard, nul ne peut retenir la bête, une fois que celle-ci a goûté une larme de liberté.
La sévérité de ce point de vue transparaît dans la séquence finale : satisfaits d’avoir soulagé leurs conscience, Manning et Walker s’en vont, bras dessus-bras dessous, déterminés à vivre désormais en se laissant le loisir d’être moins durs, moins âpres, plus « soft ». Entendons par là qu’ils vont sans doute laisser de côté l’ironie et le cynisme dont ils faisaient preuve, pour jouir plus directement de la vie, sans méfiance. C’est un instinct comme un autre, celui d’une jouissance régressive et immature. Tant mieux pour eux. Mais la caméra reste sur place, sans les suivre : avant de partir, on contemple la silhouette misérable de celui qui s’est fait justice et qui, ce faisant, est devenu la créature même dont il avait juré de se venger…
Déstabilisant et faussement simpliste, L’Homme-Léopard plonge avec rigueur dans la psyché humaine, et le diagnostic est sévère : l’homme léopard, le sauvage primal, est présent en chacun. C’est également le chant du cygne d’un couple artistique hors du commun, Val Lewton et Jacques Tourneur s’étant séparés après les résultats en demi-teinte du film. Pour autant, l’alchimie qui fit merveille entre les deux n’est nullement absente de cet Homme-Léopard précisément construit, à la cruauté terrible, et qu’il convient de redécouvrir.