« Nos films ont un message, et ce message est que la mort est bonne. »
Ainsi, dit-on, le producteur Val Lewton se serait-il adressé à un responsable de l’exploitation de la RKO. Nulle part plus que dans Vaudou cette assertion n’est-elle plus forte, et plus vraie. Successeur chronologique du réputé La Féline, ce deuxième film du tandem Jacques Tourneur/Val Lewton ne jouit pas de la même réputation – à tort, tant il s’agit d’une œuvre majeure, et certainement supérieure à celle l’ayant précédée.
Betsy Connell est infirmière, engagée pour prendre soin de Jessica Holland, une malade dont elle ignore tout. Ravissement et consternation attendent la jeune femme : ravissement lorsqu’elle apprend que sa malade vit dans une île proche d’Haïti, consternation lorsqu’elle se rend compte que la malade est complètement apathique, et semble-t-il incurable. Le mari de la malade, Paul Holland, interprété avec retenue par Tom Conway, le frère de George Sanders, la prévient pourtant dès avant son arrivée, sur le bateau qui l’amène sur l’île : « vous pensez que c’est beau parce que vous ne comprenez pas. (…) Tout meurt, ici, même les étoiles », ajoute-t-il alors qu’ils contemplent tous les deux une étoile filante.
L’Île des morts
Plus tard, à deux reprises dans le film, on aperçoit sur les murs « L’Île des morts », d’Arnold Böcklin, qui semble confirmer la vision de Paul Holland : l’île, qui ne sera jamais nommée, n’est jamais que le refuge de morts en sursis – Jessica, bien sûr, emprisonnée dans son étrange apathie, mais également Paul, son demi-frère Wes, enfermé dans l’alcool, et leur mère, discrète et toute-puissante chef de la famille. Quel rôle la très vivante, honnête et droite Betsy va-t-elle jouer dans ce milieu mortifère ?
Malgré sa bonne volonté, et la droiture de son caractère, Betsy va être irrésistiblement emportée par le tourbillon entropique qui gronde sous les pieds de la famille Holland, cloîtrée dans sa résidence. Lors de sa première sortie – son jour de congé – Betsy va ainsi croiser Wes, en compagnie duquel elle entendra, plus ou moins fortuitement, une chanson entonnée par un musicien de rue. Tout lui sera révélé : Wes est amoureux de Jessica, en veut terriblement à son frère de la lui avoir prise et d’avoir provoqué sa maladie. « Malheur à la famille, malheur à la famille », scande le chanteur, incarnation créole du chœur antique de la tragédie grecque…
La résidence Holland est, littéralement, une prison, un espace angoissant et habité par l’absence et la mort. Les premières impressions du spectateur, qui suit les pas de Betsy, sont celles de pièces vides, solitaires, mortes, aux murs desquelles la lumière du dehors imprime des barreaux en passant par les persiennes. Lors de son premier repas, Betsy est accueillie par Wes, qui lui fait les présentations à une table entourée de chaises vides : ici la mère absente, là son frère, occupé, sans parler de Jessica, la morte-vivante à la maladie incompréhensible.
Comme dans Jane Eyre, dont le scénario s’inspire ouvertement, la maison est à la fois un personnage et une expression de la psyché de ses habitants : ainsi Betsy découvre-t-elle Jessica Holland en somnambule fantomatique dans une tour à l’esthétique expressionniste, lors d’une nuit angoissante. Si les Blancs semblent véritablement soumis à la psychose générée par le décor, les Noirs, en revanche, n’en ont cure. Ils vont et viennent, apparaissent soudainement sans se soucier des murs et des portes : l’endroit est à eux. Le fait que la mère de Wes et Paul partage cette ubiquité est d’ailleurs le premier signe de sa collusion intime avec les Noirs de l’île, tandis que Paul, Wes et Jessica (et, par la force des choses, Betsy) reproduisent le rapport de force créé par leurs ancêtres négriers.
Documenter la magie
Jacques Tourneur répond, avec Vaudou, aux films de monstres de l’Universal : « Ils n’ont fait qu’effleurer la surface des choses », disait-il à propos de Frankenstein. Dans « Les Cahiers du cinéma » n°181, Tourneur dit « j’ai toujours pensé que l’on doit évoquer les choses et ne jamais les montrer ». Cette phrase, qu’on érige souvent en axe de symbolique son œuvre, ne concerne qu’une petite partie de ses films, particulièrement le célèbre La Féline. Cela ne concerne en aucun cas Vaudou, où tout l’enjeu est justement d’amener au jour ce qui est dissimulé, qui pourrit dans les ténèbres tant qu’on n’ose pas l’en sortir. Tourneur s’attache à montrer le vide, pour mieux le remplir – une méthode que, fidèle à sa tendance à un cinéma cultivé et référencé, Val Lewton semble vouloir utiliser pour démonter le château de cartes névrotiques du roman gothique – Jane Eyre en premier lieu bien sûr –, pour tirer au jour et donner à voir les ressorts refoulés qui soutiennent les passions humaines.
La construction du récit appartient au monde du rêve avant tout dans sa temporalité : celle-ci est abolie, depuis la scène de départ, qui voit Betsy et une silhouette qui pourrait bien être celle de Carre-Four (le « dieu » zombi qui veille sur les cérémonies) marcher le long de la plage. Cette scène se situe dans un temps inconnu, et cette chronologie trouble s’exprime jusque dans le temps du récit, perçu comme très court mais qui s’étend sur plusieurs semaines, voire mois.
Quant à elle, Jessica est dans deux mondes : le visible et l’invisible, le sensible et l’insensible, elle est soumise, comme tous mais plus intensément que tous, aux forces incompréhensibles qui contrôlent la balle sur la fontaine de L’Homme-léopard. Le vent, autre force invisible, est omniprésent, et anime les voiles de Jessica, la seule partie d’elle qui soit en vie. C’est également lui qui précède l’intrusion de Carre-Four à Fort Holland. Le son, enfin, des tambours, des pas de Carre-Four est également une force invisible et toujours à la limite de la perception de ses protagonistes épuisés de névroses. Tout concourt à installer une ambiance écrasante pour les malheureux habitant du Fort Holland : derrière l’angoisse romanesque, derrière la terreur de l’inconnu, c’est bien la marque de la culpabilité insurpassable des Holland par rapport à leur passé d’esclavagistes qui est ici en jeu.
I Walked With a Zombie, le titre original du film, vient d’un article à sensation paru dans la presse à l’époque, le vaudou traînant avec lui un parfum capiteux d’exotisme angoissant fort en vogue à ce moment-là. La première ligne de dialogue, lue en voix off par Betsy, s’en moque en riant : Tourneur place d’emblée son film loin de là où on l’attend. D’une part parce qu’il affecte une vision voulue comme documentaire – même si le film recèle son lot d’énormités et de raccourcis sur le sujet du vaudou –, d’autre part parce qu’il s’intéresse, avant tout autre chose, aux ténèbres qui nichent au cœur de ses protagonistes plus qu’à celles qui pourraient les assaillir. « La mort est bonne », disait Lewton – réaliste et poétique, stylisé et cinématographique par essence, Vaudou pourrait être un exercice de style lyrique brillant de la part de Jacques Tourneur. C’est, au contraire, un film à l’âme tourmentée, un regard miséricordieux, à la puissance pertinemment contenue, sur les faiblesses de l’humain.