Création d’une nouvelle collection de DVD chez Arte Éditions : Univers BD, chargée de traverser les genres et de grands auteurs, plutôt contemporains au vu des deux premiers titres (c’est-à-dire, en BD, de ces quarante dernières années) : La BD s’en va en guerre, et Art Spiegelman. Il ne s’agit pas d’expérimenter les liens entre le 7e et le 9e art, même s’ils sont forcément confrontés, plus simplement de faire découvrir. Et en effet, les deux DVD, à travers leurs différences, remplissent agréablement ce contrat.
La BD s’en va en guerre, de Art Spiegelman à Joe Sacco : histoire du BD journalisme, est un film réalisé par Mark Daniels, autour de quelques auteurs qui ont contribué à faire de leur pratique une sorte de genre aux diverses ramifications. Les premières planches dessinées, au début du film, sautent littéralement vers le spectateur. Ce sont celles des comics américains, BAM, BING, Batman et les super-héros. Historiquement la BD de guerre est celle-là, souvent BD de propagande, violente et mal considérée, plus ou moins à tort. Depuis vingt ans la BD traverse une sorte d’adolescence, l’âge de l’auteurisme un peu radicalisé ces dernières années. Mieux considérée elle s’est divisée en deux pôles : commercial (entre autres heroic fantasy ou complots mondiaux, « sous-Lanfeust » ou « sous-XIII » et un grand nombre d’histoires jetables) et BD en marge. Mais cette marge a pris tant d’importance que le milieu peine parfois à exister, les deux à se réconcilier, ce qui fut pourtant longtemps possible.
Dans cette édition, c’est un panorama du BD journalisme qui est dressé. Des hommes, avant tout dessinateurs souvent bien avant de partir observer les fronts, ont besoin de rendre compte des conflits, à leur manière. La liste est longue et les approches heureusement diverses. Ce qui crée le lien entre tous, c’est la conscience du « Je », du ton à donner à ce genre de BD. Davantage encore que la littérature, la BD est souvent piégée par son apparence, difficilement rapprochée de la réalité et encore aujourd’hui absurdement tenue pour peu sérieuse. Pourtant, comme Joe Sacco ou Patrick Chappatte, beaucoup considèrent leur démarche comme d’abord journalistique, sans rejeter les questions indépassables de la construction dramatique, de la responsabilité de celui qui raconte et de l’empathie.
Habilement, avec de nombreuses planches dessinées, chaque auteur est présenté et interviewé. Ces présentations sont courtes (de 5 à 10 minutes), avec un petit bilan en fin de film. Si la plupart sont connus des spécialistes, les amateurs découvriront avec émotion des travaux cruciaux, notamment celui de Keiji Nakazawa. L’enfant d’Hiroshima qu’il crée et les souvenirs qu’il raconte dès 1966, (sortis en France sous le titre Gen d’Hiroshima), sont autobiographiques, et sa vie dessinée est un témoignage aussi important que douloureux sur le bombardement du 6 août 1945.
Sans évoquer tous les auteurs, citons encore Satrapi, Spiegelman, ou Emmanuel Guibert dont la BD cosignée avec Frédéric Lemercier et Didier Lefèvre, Le Photographe, est le récit du voyage de ce dernier dans l’Afghanistan des années 1980. La BD – trois tomes – mêle avec une étonnante joie photographies et dessins, récit journalistique et première personne, suspense et froideur documentaire. Un titre capital de la BD du début du XXIe siècle. Autre exemple de parcours étonnant : Joe Kubert, créateur en 1959 d’un héros sanglant de la BD de guerre : Sergent Rock. Au début des années 1990, le fax devient pour Kubert l’unique moyen de communiquer avec son ami Ervin Rustemagic, ce dernier étant bloqué avec sa famille dans Sarajevo. Le dessinateur met alors son style sanglant et vif – celui des comics – au service d’une histoire personnelle (et individuelle) qui lui est chère. Confrontation étonnante, en apparence loin du réalisme ou de « l’empathisme » du style « auteur » souvent dédié à faire ressentir, d’autant plus lorsqu’il transmet une situation douloureuse.
La BD s’en va t-en guerre est donc un joli tour d’horizon, un bon tremplin pour découvrir plus. Le second titre à paraître à la même date, Art Spiegelman, Traits de mémoire, de Clara Kuperberg et Joëlle Oosterlinck, est une monographie classique mais intelligente dédiée au grand créateur de Maus. S’il n’apprendra rien aux spécialistes, le film dévoilera aux autres cet auteur délicat, plutôt méticuleusement et avec respect.
Art Spiegelman fait partie de ces auteurs américains issus de l’underground, qui ont traversé le comics graveleux pour produire peu à peu des BD résolument personnelles et passionnantes. De l’ère psychédélique d’Arcade à son récit du 11 septembre 2001 (À l’ombre des tours mortes) en passant par la revue Raw et les couvertures de The New Yorker, Spiegelman a dessiné sa vie à grands coups de métaphores aussi délirantes que justes. Son œuvre la plus (re)connue, Maus, est le récit de ses parents juifs dans l’enfer concentrationnaire nazi. Les juifs étant représentés par des souris, les nazis par des chats, les américains par des chiens, etc. En parallèle, un fils qui écoute son père, et cette histoire qui l’écrase et qu’il n’a pas directement vécue. BD magnifique, d’une sagesse et d’une grande importance pour comprendre ce qu’est la seconde génération des victimes du nazisme. Le film de Clara Kuperberg et Joëlle Oosterlinck retrace toute une vie de thérapie par le dessin, vie aussi passionnante que l’œuvre. Spiegelman n’a jamais cessé de fuir l’immobilisme, de chercher à dépasser les personnages – en premier lieu la souris de Maus – que la reconnaissance publique et critique aimerait à lui coller comme unique étiquette. Ce n’est pas la moindre de ses qualités, ce que rend justement ce petit film sage. En bonus, on trouvera des témoignages d’autres auteurs majeurs : Chris Ware, Charles Burns, et Lorenzo Mattotti, (des travaux des deux derniers ayant été vus dans le programme Peur(s) du noir), ainsi qu’un commentaire d’une planche récente par Spiegelman. Belle initiative d’Arte, qui annonce pour 2010 Joann Sfar par Mathieu Amalric, mais qui ne nous empêche pas de rêver en parallèle à une réflexion plus poussée sur les relations entre les langages propres au cinéma et à la BD.