On commence à y être habitué, et pourtant il faut le souligner : les choix éditoriaux de Carlotta n’ont pas leur pareil pour accorder de délicieuses (re)découvertes aux cinéphiles, ici avec le concours de la Cinémathèque de Toulouse. Il s’agit en l’occurrence du dernier film de Jacques Davila (1941 – 1991), un cinéaste aussi rare et discret que singulier et de valeur.
La Campagne de Cicéron est un film miraculé. La conjonction de la disparition de Jacques Davila et de la mise en liquidation des sociétés de production au début des années 1990 a bien failli avoir raison de cette œuvre. Lorsque la cinémathèque de Toulouse, qui s’est retrouvée propriétaire de 50% des droits, a voulu redonner vie, et restaurer, ce film, il a d’abord fallu démêler un imbroglio juridique en reconstituant une chaîne complexe entre producteurs, auteurs et ayants droits. Et comme l’internégatif (celui qui permet de tirer directement les copies) s’est révélé introuvable, il a fallu composer avec les négatifs originaux, image et son séparés. En supplément, un documentaire très didactique de Pierre-Henri Gibert revient sur cette question primordiale du patrimoine et de l’archive cinématographiques.
Quatre films entre 1976 et 1990, c’est toute la filmographie de Jacques Davila, personnage décrit comme porté sur l’oisiveté, décalé, observateur et rêveur, dans le bonus Un vaudeville qui finit mal, lui aussi réalisé par Pierre-Henri Gibert. Ce portrait en quelques mots pourrait également convenir à La Campagne de Cicéron, réalisé en 1989 et sorti dans les salles en 1990. Le film est traversé par Christian (Michel Gautier, également co-scénariste), personnage en retrait, détaché tout en étant là. Renvoyé de la pièce de théâtre qu’il répète à Paris, fâché avec sa compagne Françoise (Sabine Haudepin), il se rend dans les Corbières chez une amie musicienne rurbaine borderline (Françoise interprétée par une pétaradante Tonie Marshall) qui s’est entichée d’Hippolyte, un haut fonctionnaire pédant du ministère de la culture (Jacques Bonnaffé). Tout ce petit monde se retrouve finalement dans la propriété d’Hermance, une ex-chanteuse d’opéra : « La Campagne de Cicéron » qui donne ainsi son titre au métrage.
On est donc en présence d’un lieu-titre, au sein duquel se joue un marivaudage qui peut le détourner vers une double approche des sentiments, sous la forme d’une rude bataille (pour la campagne) et, à propos de l’auteur latin, d’une rhétorique. Jacques Davila perpétue la précision de son écriture ciselée par une mise en présence des corps : croisements, chutes, confrontations, entrée et sortie de champ. La grammaire visuelle est limpide, rigoureuse. Les mouvements d’appareil étant rares, la continuité temporelle et des plans assez larges avec les personnages en pied, souvent dévoilés frontalement, sont privilégiés. La manière dont le cinéaste imprime un rythme et des ruptures grâce à un montage interne savant dégage quelque chose de chorégraphique et de tout à fait passionnant. C’est une mise en scène à la fois austère et joueuse (avec le réel, le décor, les fenêtres ou enfilades de portes) qui dénote un sens de l’espace admirable, ceci étant augmenté par un montage axé sur des raccords nets et précis. On peut notamment évoquer une très belle scène de repas qui reprend cette frontalité des cadrages et un découpage très géométrique de l’espace pour la mise en relation des différents plans. La terrasse se transforme en une estrade théâtrale, se dégage l’impression d’un bloc scénographique très dense et compact que la lumière finit de délimiter. À la fin du repas, la table est débarrassée par Françoise, elle le fait en chantant ; la chose émerge superbement, dans un mélange de naturel et d’artifice.
La Campagne de Cicéron se révèle extrêmement riche, on pourrait parler d’une œuvre touffue, au sein de laquelle les personnages ont le temps de vivre, d’évoluer ; le scénario ne fut d’ailleurs pas écrit de manière linéaire. Les protagonistes s’apprécient, mais se heurtent, ne s’accordent pas, cette donnée octroie au film un ton résolument singulier, à la fois burlesque et grave, léger et mélancolique, très cruel aussi. On apprend dans le supplément déjà mentionné, très riche d’enseignements, que le producteur Guy Cavagnac a eu le coup de foudre pour ce scénario de 135 pages, notamment son parti pris très écrit, réaliste et quotidien tout en étant parcouru par une fantaisie débridée. Soutenue par une rigueur et une variété formelles, cette écriture n’est jamais une pesanteur. On doit aussi ce constat à l’adhésion des comédiens, à leur sens du décalage, et à une direction d’acteur sans psychologisme ni « poétisme », ce dernier terme étant employé sur le tournage par Jacques Davila.
Parmi les nombreux arguments, on notera aussi toute l’attention accordée à la nature, les personnages étant inscrit avec beaucoup de précision dans le paysage. Il y a quelque chose d’animiste dans cette relation. Le film est aussi parcouru par un bestiaire cocasse allant du crapaud à la corneille, en passant par l’espadon et la vipère. Les protagonistes sont également gagnés par les états de la nature. On se laisse notamment aller à la folie électrique d’un orage. Par ailleurs, alors que son amant fricote avec Françoise, la colère d’Hermance est comme démultipliée par un vent violent qui semble la défigurer. Dans cette région venteuse, ce qui fait bien souvent varier fortement la luminosité, Jacques Davila ne compose pas, il accorde toute sa place et son sens à cet élément. Car derrière ce groupe gagné par une oisiveté estivale pointe l’ombre tragique d’une femme humiliée.
En guise de conclusion, il est difficile de résister au fait de signaler qu’Éric Rohmer tenait La Campagne de Cicéron en très haute estime. Il l’est tout autant de s’en étonner. Dans une lettre adressée à Jacques Davila, parue dans Les Cahiers du cinéma de mars 1990, voici ce que l’auteur de Ma nuit chez Maud écrivit : « Vous, vous apportez la rigueur, l’invention, l’intelligence, la poésie (la vraie, pas celle des vidéo-clips), la vérité, la beauté des mots, des gestes et, ce qui n’est pas le moindre mérite, après tant d’années lugubres, enfin, l’humour. »