En 1983 sortent ces neuf « nouvelles cinématographiques », réalisées dans la bien nommée maison de production Diagonale, sous l’égide de Paul Vecchiali.
Conçus au montage comme neuf îlots séparés, entrecoupés de plans aériens de récifs ensoleillés et anonymes, les neuf courts-métrages de l’Archipel des amours composent autant un tableau de famille (famille moderne, c’est-à-dire recomposée au gré du désir, donc disparate) qu’un manifeste, soit le propre de tout bon film à sketchs, de Paris vu par… à ROGOPAG. Favorisant le jeu des ressemblances/dissemblances, la succession des courts peut s’apparenter à une démonstration, constitution commune d’un univers de cinéma, aussi bien qu’en son sein à une recherche plus personnelle, aux accents plus fins, de création d’un style.
De l’Amour, sujet imposé, les cinéastes semblent n’avoir gardé que la minuscule, et n’en assumer que la part profondément contingente : l’amour reste toujours autre chose, une rime parmi d’autres, un détail perdu dans la réalité matérielle. Il ne faudra donc pas trop s’étonner que ces amours-là soient tout sauf standardisés ou prévisibles. On dirait d’ailleurs que les cinéastes prennent systématiquement l’amour « en diagonale », avec plus ou moins de succès, mais avec une réelle obstination à le mettre en scène comme quelque chose qui ne serait plus à inventer ou réinventer (nous sommes au seuil des années 1980 et de ses désillusions) mais simplement à montrer franchement, à assumer, voire à se coltiner. Les films ne sont ni beaux, ni gais, leurs teintes blafardes (typique des productions Diagonale, la lumière est aussi une identité) se font l’écho de narrations visant à morceler l’amour en bribes avec toute une gamme de nuances : des plus molles (l’amour comme mélancolie chez Jean-Claude Guiguet) aux plus violentes (Paul Vecchiali), des plus fantasques (Jacques Davila) aux plus sinistres (Gérard Frot-Coutaz).
Hors-jeu
Les sketchs les plus réussis sont évidemment ceux qui ont réussi à éviter de traiter le sujet, d’en faire un centre ou thème, qui n’en ont gardé que le prétexte ou, pour les plus malins comme Paul Vecchiali (pourtant grand instigateur du projet), l’ont accroché en accessoire : ainsi, dans Masculins singuliers, qui ouvre le film, l’amour n’arrive qu’à la fin, lorsque le travesti interprété par Jean-Christophe Bouvet soigne en souriant celui à qui il vient de casser la figure, lui nettoyant mine de rien le visage. Une forme (paradoxale, mais elles le sont toutes dans L’Archipel) d’amour se dégage dans ce geste ténu et vite coupé. Le film de Vecchiali est construit, de manière simple et efficace, sur la succession de deux plans d’un visage (d’abord Jean-Christophe Bouvet, l’air absent, puis celui, vulgaire de Jean-Louis Roland dans l’appartement), d’un corps à corps en plan large, et d’une réunion des deux visages en plan taille où s’ébauche un autre rapport entre les protagonistes. Vecchiali semble donner, sous la forme d’une épreuve, l’amour comme une simple récompense, décoration, simple couronnement d’un rapport singulier, qu’il faut trouver à deux. La mise à égalité des partenaires ne ferait que passer par le corps (voire passer sur le corps), non pour dépasser le différent, mais au contraire en affirmer l’hétérogénéité, ce qui donne au fragment sa forme comme sa force.
Jacques Davila (avec Remue ménage), va lui aussi tirer son couple vers des ennuis qui seront autant d’armes de réunion : les morpions et la voisine (Micheline Presle), parasites confondus, vont déranger le couple Tonie Marshall/Gérard Lartigau et faire émerger au sein du huis-clos une excitation qui va leur offrir un autre rapport que traditionnel.
On voit du coup pourquoi le Pornoscopie de Jean-Claude Biette marche moins bien, par exemple : des personnages qui soit assument totalement (la sexualité de l’autre, bisexualité et concupiscence irrépressible du personnage principal, lui-même a l’aise avec son désir) soit refusent en bloc (de coucher), n’ont pas grand-chose à se dire, et encore moins à faire ensemble. Le fragment de Biette tient, comme beaucoup de ses films travaillant l’ellipse, sur des décalages hors champ, mais il est un peu trop court : il manque de « manques ».
Le jeu du dehors
Finalement, si un objet commun peut relier les fragments de L’Archipel des amours, c’est moins l’amour lui-même que le théâtre. Déjà, moins qu’une famille de cinéastes, les productions Diagonale dans leur ensemble sont plutôt une très grande famille d’acteurs. Jamais chez les Français, à l’exception de quelques cinéastes isolés (comme Resnais), les acteurs n’ont été si importants et si caractéristiques d’une manière de faire du cinéma. Chaque acteur se retrouvera par la suite chez les uns ou les autres, imprimant à chaque fois sa personnalité en même temps qu’un trait da famille. Le théâtre est toujours convoqué, et à chaque fois différemment dans L’Archipel. Il permet de rejouer, surjouer, déjouer à la fois les artifices déplaisant du naturalisme, en même temps qu’assumer définitivement que tout amour n’est qu’une mise en scène parmi d’autres. Un des points commun des cinéastes Diagonale, avec leur innocente franchise, est précisément de se faire les observateurs de l’époque (d’où cette recherche, réussie ou laborieuse, des amours modernes), en n’oubliant pas les enjeux sociaux, en s’attachant à des espaces ou des personnes la plupart du temps délaissés par le cinéma, car moins photogéniques (les personnes âgées chez Frot-Coutaz, par exemple). Mais si le souhait (quasi marxiste) de montrer la « vie matérielle » est omniprésent, les cinéastes y ajoutent cette part de jeu qu’ils récupèrent d’un théâtre tombé ailleurs dans le boulevard autoparodique ou dans l’expérimental. Les cinéastes Diagonale auront été, jusqu’à aujourd’hui, les derniers à rêver (et hélas ils ne l’auront que rêvé) un cinéma immédiatement populaire, gardant intact la croyance d’une reconnaissance du spectateur dans ce et ceux qui lui sont montrés.
Convoquer les attributs du théâtre, c’est renouer avec des genres qui ne seraient plus les genres cinématographiques (objets de trop de citations ou détournements), structurant le récit, mais des genres dirigeant les corps et les mots avec tous les décalages voulus entre incarnation et déclamation. À cet égard, le film de Michel Delahaye (Sara), construit en trois actes, tournant et retournant la figure du « tous acteurs » avec les entrées et les sorties de scène, fait coïncider plusieurs plans (le théâtre, le souvenir, l’amour ancien) au sein d’une même réalité prosaïque et déceptive : le théâtre n’enlève ni n’élève rien, il n’est qu’une profession parmi d’autres, comme barman, pute ou babysitter.
Le théâtre dans L’Archipel n’a rien d’une transfiguration, il n’est qu’une modalité de comportement, une simple profession sans être une profession de foi : une manière de (se) présenter (« et vous, qu’est-ce que vous faites ? ») plutôt que d’être en représentation. Les cinéastes vont puiser dans la manière du théâtre, faire d’acteurs leurs personnages (et réciproquement) non pour exprimer une quelconque disjonction entre la scène rêvée d’un amour « haut » et une réalité dure et complexe, mais pour au contraire montrer directement le potentiel de fiction de toute situation prosaïque. D’où un véritable engagement du côté de l’histoire mineure, des petites gens, des faibles drames. C’est l’invention d’un cinéma où le théâtre sert d’antidote au spectaculaire.
L’Archipel des amours annonce, à la suite du Pont du Nord de Rivette, une inquiétude toute particulière envers son époque, qui malgré des débuts politiques plein de promesses (la dure ironie de Vecchiali lorsqu’il fait parler son chauffeur de taxi : « Maintenant qu’on a gagné ça va être la liberté pour tout le monde, enfin j’espère, on espère tous. ») entrait en plein dans le tape-à-l’œil, effaçant des pans entier de représentation au profit du spectacle. Il fallait que quelques-uns, avec un peu de sérieux et pas mal de sincérité, aillent voir ce qui pouvait se passer dans des espaces a priori aussi connus de tous et communs que ceux couverts par le prosaïsme du quotidien. L’amour, en quelque sorte, en fait partie, c’est du moins ce que le projet, moins touristique qu’ethnologique, de L’Archipel des amours visait à restituer.