Le Dracula de Bram Stoker est aujourd’hui la référence incontestée en matière d’œuvre-source vampirique, mais le célèbre comte valaque doit beaucoup de sa popularité à son adaptation avec Bela Lugosi, par Tod Browning. Si la postérité les reconnaît moins, les personnages de Lord Ruthven (de John William Polidori) et de Carmilla (de Joseph Sheridan Le Fanu) demeurent pourtant séminaux. Carmilla, notamment, est à l’origine d’œuvres singulières et fascinantes (dont l’ignoré et splendide Lemora de 1973). Avec sa Mariée sanglante, Vicente Aranda donne une interprétation ardemment politique du personnage.
Les prémices du film voient arriver un jeune couple dans la maison familiale du mari. Il est, on le comprend vite, un homme du monde, ayant goûté aux plaisirs, tandis que son épouse est encore vierge, aussi bien physiquement que moralement. Terrifiée par l’acte de chair, elle est parvenue jusque-là à se soustraire aux assauts de son mari. Mais, le mariage ayant été célébré, il faut maintenant le consommer : à cette occasion, le mari montre un visage violent, autoritaire et pervers, dont il ne va plus jamais se départir. Effrayée par son époux, la jeune femme va bientôt se croire visitée par l’esprit immortel et vampirique d’une aïeule de celui-ci, vouée aux gémonies pour avoir poignardé son mari.
Les monstres révoltés
Une seule séquence, authentiquement surréaliste, permet de dépêtrer le surnaturel du réel. Hors de celle-ci, Vicente Aranda choisit d’installer un climat trouble, de la folie au fantastique, entre plusieurs protagonistes ayant chacun sa part de ténèbres. Simón Andreu interprète le jeune marié avec une suffisance perverse, prenant un plaisir troublant à la violence la plus crue (lors de scènes vraisemblablement non-simulées), tandis Maribel Martín compose un personnage d’oie blanche précipité de la plus pure vertu au vice le plus débridé. Vicente Aranda se place plus volontiers dans le domaine du roman gothique que dans celui du film de vampire : le mari est ainsi un phallocrate barbare, jouissant violemment de sa position de puissance, tandis que sa malheureuse épouse plonge dans une passion féroce ayant toute l’apparence de la folie.
L’élément qui intéresse le plus Vicente Aranda dans le mythe vampirique est celui de l’immortalité. La libération sexuelle de la jeune épouse au contact de la vénéneuse Carmilla ne représente pas tant un enjeu, que le défi qu’elle représente à la face d’une puissance patriarcale incarnée par Simón Andreu. Elle représente une intarissable soif de liberté qui ne saura être étouffée, pas même par la main de fer du franquisme, dont le mari est un avatar non déguisé. Visuellement léché, La Mariée sanglante se place dans le canon esthétique des films fantastico-historiques de son époque post-Hammer, pour véhiculer un message politique brûlant. Alors que les femmes libres font face à ce qui est, à toutes fins utiles, un peloton d’exécution, l’une d’entre elles l’annonce comme une sentence : « elles reviendront, elles ne peuvent pas mourir ». Et ce, malgré les flots de sang que les révoltées vont bientôt verser.
Cette édition DVD propose, en bonus, une intéressante scène alternative, témoin des moyens d’expression d’une certaine pruderie visuelle, ainsi qu’une galerie d’affiches délectables. Il convient de noter que, malgré quelques moments incongrus ou le DVD passe sur la piste sonore VF, l’édition est pourvue de sa version originale en espagnol, longtemps indisponible.