C’est une rareté qui, après près de quarante ans d’invisibilité sur les écrans, vient d’avoir les honneurs d’une édition DVD (et cet été, d’une semaine de projection au cinéma parisien Christine 21). La traversée du désert de La Panthère noire remonte aux débuts difficiles, mais popularisés depuis, du genre néo-noir britannique au début des années 1970, et partage d’ailleurs quelques traits avec le fleuron qui en est le plus adulé aujourd’hui, La Loi du milieu (Get Carter, Mike Hodges, 1971). Parmi les points communs, celui de prendre pour cadre le nord de l’Angleterre, région minière riche en décors de dépression, et aussi théâtre, dans les quinze années précédentes, de quelques affaires criminelles aussi terribles que retentissantes immortalisées par la presse en noms de légende : « les Meurtriers de la lande », « l’Éventreur du Yorkshire » (qui inspirerait, en un temps plus proche de nous, la remarquable mini-série Red Riding), ou encore « la Panthère noire » qui suscita le film homonyme. Aujourd’hui culte, Get Carter, adaptation d’un roman, assura à son époque une partie de son succès public grâce à sa star Michael Caine, mais fut éreinté par une critique effarouchée par sa crudité et sa brutalité — pruderie qui fut le principal obstacle rencontré par le genre local. Tourné à petit budget, La Panthère noire fut encore moins épargné : vilipendé par une présentatrice en vogue de la BBC qui ne l’avait même pas vu, le film (qui devait s’avérer une des deux seules réalisations du producteur Ian Merrick) subit les foudres de la censure qui l’accusait d’exploiter un fait divers répugnant, et fut rapidement retiré des écrans de tout le pays pour connaître une longue période d’obscurité.
La « Panthère noire », c’était Donald Neilson, marié et père d’une adolescente, ancien soldat ayant servi dans quelques points chauds du Commonwealth, et cambrioleur de bureaux de poste armé et violent entre 1971 et 1974, qui laissa plusieurs cadavres derrière lui cette dernière année. Son ultime coup, le plus retentissant, fut le kidnapping de la jeune héritière Lesley Whittle en janvier 1975, mais ses tentatives de collecter la rançon furent systématiquement contrecarrées par les circonstances (au nombre desquelles l’emballement de la presse sur l’affaire). La jeune fille mourut pendue à la corde qui lui servait de laisse, probablement tuée par son ravisseur bien que certains commentateurs aient depuis émis l’hypothèse d’un accident. Arrêté seulement plusieurs mois après suite à une interpellation de routine, condamné en 1976 à cinq peines de prison à perpétuité, sujet du film de Merrick l’année suivante, le détenu Neilson devait mourir en 2011, soit un an avant que le film qui porte son surnom soit redécouvert et réévalué par la critique.
Échec chez la Reine
La Panthère noire ne serait-il donc qu’une série B profitant à peu de frais du sensationnel d’une affaire sordide ? En tout cas, l’odeur de scandale ne l’incite guère à des extrémités aussi transgressives que celles dont était capable Get Carter. Une fidélité pointilleuse aux faits le pousse plutôt à une étonnante forme de biopic sec et strict dans sa reconstitution, enchaînant une étape biographique après l’autre, un crime après l’autre, intertitres de dates et de lieux à l’appui, des scènes familiales sinistres servant d’intermèdes. Il en résulte un rythme lent où la nervosité est la plupart du temps en sourdine, quelques moments laborieux (comme une certaine maladresse du hors-champ au moment de la mort de Miss Whittle, sous la contrainte de respecter le doute sur la culpabilité de Neilson), mais aussi une invitation naturelle du regard à l’attention sur le désaxé dont il suit la trajectoire — puisque c’est bien le personnage, avec ses attitudes paradoxales, qui guide le film.
Porté par l’interprétation glaçante de Donald Sumpter (qui a poursuivi jusqu’à aujourd’hui une carrière estimable au cinéma et à la télévision, essentiellement dans des seconds rôles), se dévoile un personnage dépourvu de cette monstruosité dont le fantasme collectif fut alimenté par la presse — au contraire, un être assez pathétique, médiocre au fond, et d’autant plus terrifiant dans ses actes. Les signes de sa discipline militaire (dans le détail de ses préparations méticuleuses de coups, dans son entraînement physique draconien, dans l’austérité où il maintient sa famille terrorisée) se présentent moins comme une caractéristique — celle qui pourrait faire de lui un criminel imposant — que comme les pièces d’un autre fantasme, tout personnel, qu’il entretient morbidement et dont la réalité, même sur la foi des objets témoignant de son passé, reste douteuse. Fantasme brutalement démenti par le passage à l’acte : ses meurtres résultent systématiquement de l’échec de ses plans si bien préparés, voire de la rage qui s’ensuit, laissant parler la bête sous la contenance de l’homme. Et si le film s’attarde sur le tristement célèbre enlèvement de Lesley Whittle, c’est aussi parce qu’il semble un temps être un des rares projets de Neilson appelés à se dérouler sans accroc, une brève éclaircie dans sa litanie de contrariétés, avant que la fatalité du hasard malheureux et de la nature humaine ne le rattrape.
Ainsi, à la trajectoire d’un criminel, se superpose celle d’un loser presque ordinaire, terriblement humain dans ses illusions et ses pulsions, symptôme terminal de l’échec de l’idéal social jadis entretenu par le cinéma britannique. D’autant plus que le traitement méticuleux des épisodes temporels dans le film, la lenteur de son rythme, permettent non seulement de suivre Neilson pas à pas mais aussi d’exprimer, en creux, une certaine impuissance de la société de l’époque : entre les interférences d’une presse peu regardante et une police peu efficace (en tout cas, son action reste principalement hors champ), un certain effroi monte lentement de voir le tueur maniaque sévir aussi longtemps, semer la mort au gré de ses pulsions, sans être inquiété, avant de tomber misérablement suite à un mauvais coup du sort. C’est sans nul doute dans ce sous-texte social tacite mais sans complaisance que La Panthère noire accomplit, dans sa modestie de série B, sa vocation de film noir.
Post-scriptum
Les bonus qui accompagnent cette édition DVD sont réduits, mais remplissent leur rôle. Dans un entretien filmé, François Guérif, éditeur et critique de cinéma spécialisé dans le « noir », resitue le film dans son contexte culturel, en lançant plusieurs pistes à travers le cinéma de genre fauché britannique. Et un livret retranscrit des commentaires a posteriori de Ian Merrick et du scénariste Michael Armstrong. Le réalisateur-producteur y révèle notamment qu’un de ses objectifs derrière La Panthère noire était de convaincre ses confrères, sceptiques, que le salut du cinéma britannique alors en crise était dans les productions à petit budget. Armstrong, de son côté, témoigne de l’impact psychologique potentiellement perturbant que peut engendrer la scénarisation trop consciencieuse en fiction d’un fait divers authentique et sordide.