Serait-ce l’effet d’un intérêt d’Hollywood pour les mini-séries britanniques ? En 2000, l’adaptation de Traffik — autour des filières de la drogue — par Steven Soderbergh à une lettre près engrangeait les prix et les chiffres au box-office. Cette année, c’est le thriller politique en six parties State of Play qui est devenu un long métrage dans l’air du temps nostalgique des années Pakula. La mini-série policière Red Riding, elle, fait l’objet d’une initiative assez inédite : tournée pour Channel 4 en mars 2009, elle bénéficie à présent d’une diffusion directement sur grand écran, alors que les studios américains parlent déjà de son adaptation. Une « promotion » qui peut s’expliquer autant par un effet de mode naissant que par les qualités certaines de cette production.
Yorkshire Parano
À l’origine de Red Riding, on trouve l’auteur David Peace avec The Red Riding Quartet, tétralogie littéraire réadaptée en trois époques par le scénariste Tony Grisoni, déjà présent sur Tideland et Las Vegas Parano. On pourrait s’étonner de la présence au générique du scénariste de deux des films les plus baroques de Terry Gilliam, alors qu’il s’agit d’adapter pour la télévision une série d’enquêtes sordides dans le Yorkshire des années 1970 – 80. C’est que, dans Red Riding comme dans le Yorkshire qu’il dépeint longuement, rien n’est réellement ce qu’il semble… Dans ces années-là, le Yorkshire est secoué à la fois par une série de meurtres atroces de petites filles, et par les enlèvements de près d’une douzaine de jeunes femmes, victimes d’un tueur que l’on baptisera du joli nom d’ « éventreur du Yorkshire ». A priori, les crimes n’ont que peu de chose à voir entre eux, si ce n’est que le département de police criminelle du Yorkshire du Nord mènera les enquêtes.
« Qui appellerez-vous, si quelqu’un rentre chez vous, vous vole et vous frappe ? La police du Yorkshire, non ? — Je n’en aurais pas besoin, puisqu’ils seraient déjà là…» Le dialogue a lieu entre deux protagonistes de 1974, mais ne fait que confirmer l’ombre qui plane sur l’ensemble de la saga : la police du Yorkshire est un département corrompu jusqu’à la moelle, donnant autant dans la corruption de base et que flirtant plus souvent qu’à son tour avec le crime. Qui croire ? À qui faire confiance ? Quels idéaux survivent à un tel climat délétère ? La question taraude les personnages de Red Riding. Peu importe, finalement, de suivre le déroulement des enquêtes : le propos des trois films est tout autre. Construits comme une seule entité narrative, ils vont avant tout viser à plonger le spectateur dans cette Angleterre rurale des années 1970 – 80, loin des frasques désespérées des punks londoniens, mais tout aussi touchée par une perte de repère.
Three Times
Diffusée au Royaume-Uni en trois épisodes télévisuels, Red Riding arrive directement sur les écrans de cinéma français, en attendant d’être réadapté pour le grand écran par Ridley Scott sous l’égide de la Columbia aux États-Unis. Autant dire que cinéma et télévision ne se sont que rarement autant contemplés l’un l’autre que dans le cas de cette luxueuse saga. L’ouverture de 1974 laisse pantois, à cet égard. On constate avec plaisir et excitation l’abandon progressif de l’esthétique « téléfilm » pour les productions destinées au petit écran — voir le soin apporté aux séries HBO à cet égard, notamment, mais 1974 place de suite la barre plus haut. En quelques gros plans, flous et mystérieux, le réalisateur Julian Jarrold va énoncer les axes principaux de son récit, avant pour la première fois de cadrer son personnage principal (interprété par un Andrew Garfield — Boy A — qui commence à voir poindre les rôles d’importance pour un acteur à découvrir). Il maintiendra son utilisation du flou, son regard presque onirique tout au long de son film, auquel il donne également un cachet très 1970’s — un onirisme qui sied pleinement au personnage central, le jeune journaliste chargé d’enquêter sur une série de meurtres de gamines, idéaliste et confronté à la réalité sordide du Yorkshire. Ses successeurs, James Marsh et Anand Tucker, vont délaisser cette mise en scène ouatée pour un discours plus volontiers aride, explicatif, voire par trop chaotique : le temps du rêve est fini, on pénètre dans le ventre de la bête. Car si la figure fantomatique du tueur de petites filles — « le Loup » — reste présente, 1980 et 1983 se centrent avant tout sur la police, ses rouages grippés et rongés, ses monstres — mais pas ses héros. Les héros, les purs, meurent vite dans le Yorkshire du Nord, « où nous faisons ce que nous voulons », clament entre eux les flics corrompus.
La trilogie Red Riding se réclame ouvertement des genres cinématographiques desquels elle se rapproche, à la fois thématiquement et temporellement. Ainsi, 1974 nage en plein film noir, avec son héros solitaire, en butte aux forces établies, tombant sous le charme de la belle mystérieuse, sa mythologie de la violence, son ton désabusé. En prologue à la série, il pose ainsi un ton qui manquera, peut-être, aux deux autres épisodes, qui se veulent moins romanesques. 1980, peut-être le plus ancré dans le temps, évoque quant à lui les thrillers politiques à la Sidney Lumet, Serpico en tête, avec son flic intègre sombrant toujours plus dans la paranoïa, face à une hiérarchie corrompue et insidieuse. Est-ce pour appuyer ce trait que le film va sombrer parfois dans l’aridité ? Toujours est-il que la rigueur du discours de cette seconde partie, à l’image de son incorruptible protagoniste, manque du fort capital d’adhésion de 1974. 1983, enfin, semble vouloir renouer avec l’humanité profonde de 1974, en conservant un peu de la rigueur de 1980. Anand Tucker est-il conscient de venir après ses prédécesseurs, ou les films ont-ils été réalisés indépendamment les uns des autres ? Toujours est-il que Tucker n’a pas eu la tâche facile, qui était de répondre à toutes les questions posées par 1974 et 1980, y compris celles dont le spectateur n’avait pas conscience, le tout en recentrant le récit sur le personnage entre chien et loup du flic corrompu Maurice Jobson. Ayant déjà la tâche des plus rudes de conclure le récit, Tucker et son monteur, Trevor Waite (24 Hour Party People), mettent en scène un film haché, plus brouillon que véritablement elliptique, sachant rarement comment alterner judicieusement entre tous ses protagonistes.
À aucun moment, Red Riding ne va donner à ses spectateurs les clés factuelles pour se replacer dans le contexte des meurtres des petites filles de la région, et des agissements de l’éventreur du Yorkshire. Cela apparaît avant tout comme une volonté de provoquer l’immersion de son auditoire, et non comme une négligence formelle. Le récit n’est pas tant celui de l’enquête sur ces meurtres, que celui des multiples enquêteurs, et parfois, des victimes. Là où 1974 et 1980 se servait de cette possible perte de repère dans un but esthétique, 1983 rate le coche, et constitue certainement le plus chaotique, le plus difficile à cerner des trois actes. L’élément potentiellement le plus fascinant de la série, la temporalité, se voit ici embrouillée, inutilement. Red Riding possède en effet un rapport au temps bien spécifique, qui fait tout le prix de l’entreprise d’adaptation des œuvres de David Peace. La trilogie interpelle ainsi à la fois le positionnement dans le temps de son spectateur en tant que spectateur, et en tant qu’individu. Les circonvolutions temporelles du scénario mettent à contribution son auditoire, nécessitant une forte implication dans la constante réécriture des faits et des personnages. Mais tout le travail de mise en scène semble vouloir aboutir à emmener le spectateur au-delà même de ce rapport simple à l’image, à le replonger dans le quotidien, les préoccupations personnelles, économiques, anthropologiques et culturelles d’une arrière-cour d’un grand pays du premier monde — l’Angleterre, ici, fait aisément écho à d’autres pays, également touchés par la crise économique et humaine de la fin des années 1970. « L’esprit du temps », dira-t-on.
Petit et grand
Narrativement tout à fait captivante, Red Riding se dévoile réellement dans les dernières séquences de son dernier segment. Le point de vue adopté par chacun des trois films est un point de vue en trompe‑l’œil : le véritable personnage central se révélera dans une conclusion amère, sans illusion, qui pose Red Riding en portrait d’une saisissante — et noire — véracité de l’époque de transition vers la cavalcade du capitalisme triomphant. Il s’agit, finalement, du portrait d’une société où nul n’hésite à instrumentaliser et éliminer son prochain si son intérêt s’en trouve servi. Là encore, l’ombre de Sidney Lumet plane sur cette trilogie, comme si vouer Red Riding au Lumet de ces années-là, celui d’Un après-midi de chien, importait pour replacer Red Riding en tant que reflet d’une époque qui n’est pas si éloignée de la nôtre… Salué avec ferveur par certains, The Red Riding Trilogy suscite les dithyrambes les plus exagérées : on a pu lire que ce triptyque pouvait être « un chef-d’œuvre tragique qui surpasserait Le Parrain » — une analyse qui est peut-être un peu exagérée. Mais il reste que, malgré ses défauts formels, Red Riding peut facilement s’imposer comme un événement télévisuel, prolongement de la salutaire logique de qualité des séries télé — et peut-être même peut-il parfois prétendre au titre, de moins en moins évidemment supérieur, de grand film de cinéma.