La Route parallèle est un étrange objet cinématographique, difficile à dater comme tous les films dits « expérimentaux », difficile à saisir aussi tant la volonté d’obscurcir l’intrigue est manifeste. Un groupe de cinq hommes est amené, durant trois nuits, sous la direction d’un « secrétaire », à visionner trois cent huit documents sur un « personnage problématique », que nous ne connaîtrons pas. Le film se déroule dans les quarante-cinq dernières minutes accordées à ces hommes, qui seront exécutés s’ils ne résolvent pas le problème. Nous ne pouvons voir que six de ces documents, qui sont des fragments documentaires en couleur, accompagné d’une voix-off (celle du secrétaire), et parfois d’une série de notes peu éclairantes.
On pense aux études filmologiques de réception, très en vogue dans les années 1960, où étaient réalisées des études sur les spectateurs de films. L’enjeu est ici herméneutique : quel sens donner à ce corpus étrange, où les documents sont déjà problématiques ? Tel ce document biographique sur la vie d’un homme de la mort à la naissance, comme si le temps était inversé : il devient plus modeste au fur et à mesure, quitte ses emplois pour des subalternes, puis rentre dans le ventre de sa mère pour le grand événement de sa vie, sa naissance. Le commentaire des documentaires, parfois très franchement ironique, d’autre fois poétique, joue avec l’image. Une pratique que Khittl avait déjà réalisée dans ses courts métrages, notamment Auf geht’s (Faisons la fête) sur l’Oktoberfest de Munich, où le commentaire sarcastique et parfois potache s’illustrait sur les images documentaires de la fête.
Disons-le, malgré son classement par Jacques Rivette dans les « 10 meilleurs films de l’année 1968 » et l’effort louable de l’éditeur pour présenter Ferdinand Khittl de la manière la plus complète et intéressante possible, nous restons un peu sceptique. Certes, La Route parallèle est très bien filmé, les documentaires sont frappants, les commentaires souvent assez beaux. Mais il y a quelque chose d’un faux mystère, de volontairement abscons qui reste gênant. Le propos général (l’absolue indétermination du sens) peut être intéressant, mais le film est justement un peu trop démonstratif, son mystère manque d’aura, et son procédé de souplesse. En cela, il garde dans sa rigidité de filmage et de conception quelque chose d’un peu trop sec, qui lui donne un esprit de sérieux, regrettable pour un film souvent dans l’ironie. Le complot rivettien de départ (la société, le personnage problématique, le secrétaire, tout cela a l’allure d’un procès de Nuremberg à huis clos, même si les camps et le nazisme ne sont jamais mentionnés) ne fonctionne pas, car au contraire de Rivette, Khittl prend son sujet presque à la lettre (étrange pour un film sur la perte du sens) et manque de jeu, de ruses. Or le mystère ne peut fonctionner que dans l’entre-deux, et non en plaçant le spectateur devant un mur opaque. Nous restons devant ce film comme devant des conversations d’inconnus où nous manquent tous les détails essentiels, volontairement non-dits. Tout est trop lisse. Frustration, non de pouvoir saisir le sens, mais même de courts sens épars, comme si on nous refusait tout sens en bloc. Tous les dialogues en prennent une composante absurde, qui devient vite lassante.
Peut-être y a‑t-il aussi quelque chose de daté, d’un peu vieillot, dans cette conception du monde légèrement agressive, dans ces images en couleur très cadrées et très précises, bien que souvent étonnantes, voire impressionnantes ; on ne sait pas trop si la mise à distance est historique, rhétorique ou esthétique (le sérieux de certains films expérimentaux, au rebours du jeu). Les courts-métrages accompagnant le film sont sympathiques, mais ne vont pas très loin, les textes basés sur un humour distancé avec leurs images en face à face, ce qui donne aux films un côté un peu illustratif (le texte répète l’image, décalant simplement le sens, ce qui est tout de même un procédé comique relativement courant). La Route parallèle parachève ce postulat d’une distanciation herméneutique fondamentale devant les images, mais n’en dit pas tellement plus, et « donne » peu (d’émotions, de sens-ations). À la rigueur, il faudrait garder les « documents » du film, qui n’ont pas besoin de la chambre noire de ces cinq hommes, le film gagnerait en intensité et la beauté poétique qui parfois s’en échappe y trouverait une place plus appréciable.
Le DVD édité par les éditeurs de Filmmuseum est très complet, très bien fait. On regrette l’absence de sous-titrage en français de La Route parallèle (le film ne comprend qu’une version allemande, sous-titrée en anglais, et une version doublée en français), mais les courts métrages, tous des documentaires, sont tous sous-titrés. Outre Auf geht’s, deux autres court-métrages (de commande sans doute) : Eine Stadt feiert Geburstag (« Une ville fête son anniversaire »), mélange d’images documentaires et de dessin animé sur la ville de Munich, et un film pédagogique amusant sur la bande magnétique et ses usages possibles. Le tout accompagné de deux courtes interviews télévisées de Khittl. En outre, le livret contient un texte très enthousiaste de Robert Benayoun (qui en profite pour descendre Godard dans sa phrase finale), et l’on peut trouver dans la partie ROM (pour PC) les découpages originaux de tous les films, travail d’archive précieux pour de possibles études sur le cinéaste.