Certains réalisateurs, prolifiques, laissent derrière eux une filmographie imposante. Herk Harvey n’est guère de ceux-ci. Un film, un seul – Carnival of Souls réalisé en 1962 – lui ouvre toutes grandes les portes de la postérité. Au visionnage, on comprend le poids du mot chef-d’œuvre.
Trois jeunes filles se lancent dans une course de voitures contre quelques machos. L’esprit des années 1960, belles carrosseries rutilantes et jolies filles ivres d’émancipation, plante le décor. Mais les bolides n’ont pas dépassé cent mètres, que les charmantes font le grand saut dans la rivière. Alors que la police arrive sur les lieux de l’accident, à la recherche des corps, Mary, la blonde taciturne, fugacement entraperçue lors de la séquence d’ouverture, émerge de l’eau, couverte de boue. Seule rescapée du massacre, elle quitte la ville et le souvenir mortifère qui l’y attache, pour s’installer à Salt Lake City, exercer son métier : organiste d’église. La diaphane musicienne, profession qu’elle considère en dehors de tout champ religieux, passe son temps entre son lieu de travail (l’église) et son domicile (une pension à l’ancienne). Mais une sombre bâtisse, ancien dancing désaffecté situé au centre d’un no man’s land évoquant un Coney Island lugubre, exerce sur elle une fascination mystérieuse, alors que des hallucinations perturbent ses nerfs déjà fragiles.
Herk Harvey, doté d’un budget ridicule et d’un timing de sprinter (30 000$, trois semaines), dévoile avec Carnival of Souls sa vision de l’horreur, biberonnée d’expressionnisme allemand, qui fera cauchemarder Romero, Carpenter ou encore Lynch. Le métrage, par sa maîtrise formelle, a effectivement de quoi motiver des carrières. Tourné en noir et blanc (pour des questions économiques), avare d’effets spéciaux (pour les mêmes motifs), Carnival of Souls frappe d’emblée par son dépouillement, sa sobriété. Mais, très vite, les limites fixées par les producteurs vont libérer des trésors de mise en scène. Construit comme une lente descente dans les arcanes de la folie, mêlant angoisse, paranoïa et frayeur, le film se joue du spectateur, comme la réalité de Mary.
Les décors d’abord, empreints d’une symbolique à la fois mortifère (le dancing délabré) et mystique (le lieu de culte), concourent à distiller peur et isolement. L’église, où Mary officie, fonctionne comme une caisse de résonance (au propre comme au figuré). La puissance musicale qui s’échappe de ces orgues magnifiques intime une sorte de déférence de l’homme face à la « voix de Dieu ». Leur démesure verticale, renforcée par des plans en plongée, miniaturise Mary. Seule (elle joue pour qui d’ailleurs ?), son corps paraît perdu dans l’immensité de l’imposante nef. Cette quasi-invisibilité se concrétise lors de crises violentes durant lesquelles Mary n’existe plus aux yeux des autres. Alors que l’image subit une déformation, et que le son disparaît subitement, la jeune fille se voit confrontée au néant. Les passants ne la voient et ne l’entendent plus. La panique, suggérée, une fois n’est pas coutume, par l’absence totale de musique atteint son paroxysme lors d’une énième vision. Le son agissant comme un curseur du réel, le gazouillement d’un oiseau met fin à cette troublante séquence.
Naviguant entre un médecin (rationalisme) et un prêtre (foi) qui ne lui sont finalement d’aucune aide, Mary voit ses divagations croître. À l’occasion d’une répétition musicale, alors que ses doigts entament une sarabande frénétique dont elle n’est plus maîtresse, la jolie blonde entre en transe. Scindant son découpage entre réel et fantasme, Harvey oscille entre des gros plans sur le visage extatique de Mary et des séquences où des morts livides surnagent à la surface d’eaux boueuses pour se rejoindre dans une danse macabre. De plans tournant sur les lustres de l’église aux couples virevoltant dans un décor de fête apocalyptique, le cauchemar télescope la réalité, brisant les repères du spectateur. Chassée de l’église, Mary tente par tous les moyens de quitter la ville, comme une souris prise au piège mais toutes ses tentatives s’avèrent vaines. Son errance la conduit, inévitablement vers le lieu de ses terreurs : le dancing abandonné. Elle assiste, absente de son propre corps, à un ballet délirant. La caméra, embrassant le mouvement, entre dans la danse, fait défiler les figures hâves et effrayantes. Puis Mary, yeux cerclés de noir, parfaitement livide, apparaît dans le champ. Hystérique, horrifiée, elle quitte la salle enténébrée, s’enfuit vers la lumière du dehors, la mort à ses talons. Chaque plan la montre cherchant désespérément une issue, alors qu’un cadavre apparaît dans son dos, comme un rappel sempiternel : nul n’échappe à la mort.
Si Carnival of Souls est passé quasi inaperçu lors de sa sortie, son final y est indubitablement pour beaucoup. Prenant à rebrousse-poil un public habitué à la conclusion logique d’une narration tenue, le film déroute pour le moins. Le fil narratif, oscillant sans cesse entre réalité et fantasme, désolidarisé d’un cadre temporel et spatial précis, est définitivement piétiné dans les dernières secondes. Revisitant sa portée et sa symbolique à l’occasion d’un twist (qu’on ne révélera pas) qu’un spectateur du XXIe siècle verra arriver mais qu’un public de 1962 n’a sans doute pas envisagé, le film se clôt comme il a commencé. Sur les berges d’une rivière où la jeunesse américaine éprise de liberté est venue se crasher. Superbement expressionniste, Carnival of Souls s’imprime longtemps sur la rétine du spectateur et son imaginaire. Embarqué dans un bal horrifique et hypnotique, nous sommes conviés à observer ce qui nous attend tous, une dernière danse avant expiration.
Wild Side, par l’entremise de sa collection Vintage Classics, offre enfin à Carnival of Souls une sortie moins confidentielle, qui pourra peut-être toucher un public plus large. Seul bémol de cette excellente initiative, l’absence de bonus, qui auraient pu indiquer par exemple les nombreuses influences que ce film a laissées dans le cinéma. David Lynch himself le cite volontiers comme un film de chevet (Eraserhead en porte les stigmates). Harvey lui a montré le chemin, celui où l’enchevêtrement du réel et du rêve (ou cauchemar) rend palpable l’horreur sise dans des détails quotidiens, où la psychologie des personnages contamine la mise en scène, où le cinéma expérimente sa propre matière.