Quarante ans après sa sortie dans l’ombre des séances de minuit américaines, revu à la lumière d’une filmographie riche et étouffante, Eraserhead, le premier film surréaliste de David Lynch, est-il réellement un film matriciel ? Quels jalons cette histoire cauchemardesque d’un ouvrier confronté à la paternité d’un enfant monstrueux a-t-elle posés pour l’œuvre à venir de David Lynch ?
Entre tradition et avant-garde
Une évidence : Eraserhead doit d’abord être revu pour ses scènes fondatrices qui structurent un imaginaire cinéphile : un poulet rôti se mettant à battre des ailes en crachant un liquide noirâtre ; les cris agonisants d’un nourrisson monstrueux dont les langes s’ouvrent pour laisser paraître des entrailles fumantes ; l’air innocent chantonné par une fillette aux joues gonflées et purulentes ; et cette incroyable coupe de cheveux, rendue brillante par une mise en lumière de dos, sur un fond noir, au milieu d’un nuage de particules en suspension.
Film fauché, bricolé par un jeune cinéaste venu des arts plastiques, Eraserhead, dans lequel la critique américaine Pauline Kael voyait les réminiscences du cinéma européen d’avant-garde de la fin des années 1920, sort la même année que des cadors du film fantastique et de science-fiction comme Suspiria, Rencontre du troisième type, Star Wars. Mais sa grammaire cinématographique, loin d’épouser les canons du genre, déploie plutôt un langage irrationnel et poétique qui lorgne du côté du film expérimental, appliqué à un univers partiellement familier et pourtant dysfonctionnel. L’anglais fournit un terme pour qualifier ce mélange d’étrangeté et d’onirisme malade : on pourrait dire d’Eraserhead qu’il est eerie, voire uncanny. Une sorte de version alternative et cauchemardesque, sur le fond et la forme, d’un film de Charlie Chaplin.
Dans un paysage de zone industrielle dévastée, on y suit la silhouette chaplinienne d’Henry, imprimeur vagabond, qui est invité à dîner chez sa copine et y apprend qu’elle est enceinte. Dans une chambre qui évoque une version terrifiante de la cahute des Temps modernes, où tout est vécu dans la même pièce autour d’un poêle (ici, un radiateur), Henry et Mary tentent de s’endormir malgré les gémissements du monstrueux nouveau-né… Mais le sommeil ne vient pas, et rapidement, des visions étranges apparaissent : sur un scène d’un théâtre fictif, logé au plus profond du radiateur, une danse morbide, une pluie de fœtus, une tête roulant dans une mare de sang…
Un espace mental malade
Le cinéma de David Lynch se crée là, dans cette première expérience sensorielle, plastique et sonore, incontestablement puissante, qui dépasse la logique scénaristique habituelle. Eraserhead opère la fusion parfaite entre un univers incohérent mais familier et une mise en scène inconfortable : acteurs grimaçants, situations ubuesques, paradoxes spatiaux, noirs profonds, blancs criards, nappes sonores faites de souffles, de grincements, crissements et sifflements. Le monde d’Eraserhead ressemble à un espace mental saturé et malade, déjouant les repères, étrangement inquiétant, et annonçant une filmographie à venir : on retrouve l’usage ironique de ces musiques populaires (la rengaine « In Heaven, everything is fine ») ; la place de la scène de théâtre – si importante dans Mulholland Drive (le Silencio); les sols carrelés à rayures (qui pavent la « red room » de Twin Peaks) ; les corps difformes et grimaçants ; le récit en abyme, lancé par une sorte de grand horloger démoniaque, un homme noir aux manettes d’une machine rappelant le mendiant maléfique de Mulholland Drive. Autant de marqueurs d’un style que David Lynch saura développer dans les neuf longs métrages qui suivront jusqu’au générique, en 2017, de la nouvelle saison de Twin Peaks.