Pathé continue le plan de sauvegarde de son catalogue avec Les Amants de Vérone, film un peu oublié d’André Cayatte. Le cinéaste avocat doit davantage sa postérité aux films à thèse judiciaires qui suivirent de peu cette transposition du mythe shakespearien dans l’Italie d’après-guerre. Angelo, souffleur de verre sur l’île de Murano, s’éprend de Bettina, vedette du film Roméo et Juliette tourné dans les environs. Engagé comme doublure du héros pour la revoir, il s’éprend violemment de Georgia, qui double l’actrice. Mais cette fille du magistrat Maglia, ruiné par l’effondrement du fascisme, est fiancée à Rafaele, rabatteur de la famille, escroc notoire, bien décidé à ne pas laisser filer sa belle avec un vulgaire « crève-la-faim ».
La critique de l’époque n’est pas tendre avec Cayatte, alors vu comme un sympathique conteur trop classique et surtout trop désintéressé de l’image à une période en quête, au contraire, de nouvelles propositions filmiques. Les Amants de Vérone n’échappe pas au réquisitoire. Cinémonde n’y voit qu’une satire de mœurs boursouflée au scénario désastreux quand André Bazin lui reproche une dissonance à tous les niveaux dont le cinéaste n’a su atténuer le choc. Tous s’accordent sur l’inégalité de l’interprétation.
Fracas des dissonances
Il est vrai que l’ensemble paraît bancal ; ce dont on s’étonne moins lorsqu’on se souvient que Prévert est aux dialogues. Entre le réalisme poétique qu’apporte le scénariste de Carné et l’univers plus prosaïque de Cayatte, la collaboration semble d’emblée dysharmonique. Les Amants de Vérone est un film social plongé dans les conditions des ouvriers, une tragédie où résonne le mythe immortel de Roméo et de sa Juliette, un document sur le cinéma, un témoignage historique sur les rescapés d’après guerre, traversé de saillies bouffonnes souvent jubilatoires et d’une emphase théâtrale portée par le jeu très cabotin de Brasseur ou celui de Louis Salou, un peu ampoulé. Le cinéaste et son dialoguiste semblent ne jamais trouver le ton pour entremêler subtilement ces différentes strates, comme s’ils avaient voulu embrasser trop d’éléments sans parvenir à trouver le ton adéquat à leur juste syncrétisme.
Pourtant, c’est dans le fracas de ces disparités – auquel on peut, il est vrai, regretter un abandon systématique au manichéisme – que le film se révèle plus intéressant qu’il n’y paraissait peut-être à sa sortie en 1949. Si Cayatte et Prévert ne parviennent pas à atténuer le choc des dissonances, c’est peut-être justement qu’elles semblent, en cette période, inconciliables. Revoir le film aujourd’hui, c’est éprouver le malaise qui le ronge, véritable symptôme de discordances de la fin des années 1940, période charnière dans la société comme au cinéma. Dans ce film happé par la tentation moderne de l’Italie néoréaliste persiste un classicisme exaspérant les jeunes générations de critiques avide d’auteurs. La jeunesse qu’incarnent Angelo et Georgia butte contre les erreurs de leurs aïeux et les résidus de la guerre – voir la scène de baignade des deux amoureux, interpellés par un passant pour leur nudité, auquel le verrier répond agacé : « Et qui les a faites ces ruines ? Nous peut-être ? Alors ! » Leur amour affronte avec une insolence idéaliste les forces sociales qui voudraient voir la jeune femme épouser l’homme de pouvoir au lieu de céder au désir que le cinéma de l’Occupation s’est évertué à éradiquer. Leur passion insouciante brave l’avidité égoïste de Rafaele qui, prétendant aimer Georgia, ne veut que « la prendre, même en solde, usagée ».
Humiliation virile
Les rapport de sexe explorés dans le film sont révélateurs des hantises de l’après-guerre. Dans le cinéma de la Libération, le sujet masculin porte l’angoisse de ne pas retrouver sa position dominante d’avant-guerre, vivant l’émancipation féminine comme une tentative de destruction de l’identité masculine. Ici, les anciens Rafaele et Maglia incarnent cette humiliation victimisante. Le premier est la malheureuse victime de Georgia et son verrier qu’il surprend toujours s’embrassant, triste témoin de sa virile déchéance. Le second, procureur déchu, n’a de cesse d’être rabaissé par son rabatteur qui tient les rênes de la famille, et d’être humilié avec un vil plaisir par sa perfide gouvernante et maîtresse. Quand à Angelo, bellâtre au cœur d’artichaut, il incarne une autre faiblesse, celle des sentiments, plus attendrissante pour le spectateur. Si sa Georgia n’est pas la garce du cinéma de l’époque, elle représente toutefois une menace fatale par le recours au mythe de Roméo et Juliette, qui accompagne leur histoire. Les amants, doublures du film dans le film, rejouent en effet inconsciemment les grandes scènes de la tragédie shakespearienne, qui résonne ici plutôt qu’elle n’est littéralement adaptée. Plusieurs scènes annoncent le funeste dénouement, comme la visite du tombeau de la jeune femme, la voix-off, ou les prophéties d’Amedeo, cousin de Georgia, hurlant sans cesse à la « pourriture ! », oracle de la corruption généralisée. Le film montre ainsi la survivance de la légende à travers les siècles, dont il fait l’allégorie de cette jeune génération, insoumise et martyre – du pouvoir, des rapports de classe, du patriarcat.
Les Amants de Vérone est un film malade, boursouflé par endroits, mais trouve son charme de guingois dans cette affection même, celle de la désillusion idéologique. Il faut enfin préciser que, n’en déplaise aux critiques, Cayatte nous a ici offert quelques belles images, filmées par Henri Alekan. La scène du coup de foudre, somptueuse stase sur le balcon alors que les doublures font les essais lumière, illuminés par le travail conjoint de l’amour et du cinéma, est une des plus belles scènes de la fin des années 1940. Et la restauration et la numérisation en 2K effectuées par les laboratoires L’Immagine Ritrovata de Bologne font honneur au beau noir et blanc de ce film.