Piège pour Cendrillon, tourné en 1965 par André Cayatte, raconte la résurrection d’une femme, Michèle Isola, dite « Mi », qui a réchappé d’un incendie. Rendue amnésique par le traumatisme, elle va s’efforcer de recouvrer ses souvenirs, aidée par sa gouvernante, qui lui apprend qu’elle est une riche héritière, et qu’a péri dans ce même sinistre sa vieille amie et rivale, Dominique, dite « Do ». Mi, au visage déformé, enquête sur son passé, à la manière du héros de Quelque part dans la nuit (Mankiewicz, 1946). Le scénario, signé André Cayatte, Jean Anouilh et Jean-Baptiste Rossi, est adapté du même Rossi , mêle parfum de mystère, danse avec la mort, double maléfique et question identitaire, autant de thèmes qui renvoient aussi bien à Hitchcock qu’à Clouzot, lequel, si l’on en croit l’actrice principale Dany Carrel, aurait rêvé de s’atteler à la réalisation de Piège pour Cendrillon. Il est vrai que l’intrigue, noire, maligne, rappelle fortement les romans de Boileau-Narcejac (Les Diaboliques de Clouzot était adapté de Celle qui n’était plus ; Sueurs froides d’Hitchcock de D’entre les morts). D’ailleurs, les images sont signées par le chef opérateur Armand Thirard, qui a fréquemment collaboré avec Clouzot.
Le film s’ouvre sur un enchaînement fluide et gracieux de flous et de surimpressions ; Mi, alitée dans un hôpital, le visage tout enturbanné de pansements et dont on ne devine que les yeux et la bouche, reprend doucement conscience, se repaît et s’entend dire : « Vous savez à quoi vous me faites penser, ma petite momie ? À un nouveau-né. » Elle demande aussitôt à voir du feu, cet élément qui a précipité sa nouvelle naissance, comme pour un phénix qui, à en croire Ovide, « se régénère et se reproduit lui-même » de ses cendres. À relire Cendrillon de Perrault, on se souvient que le surnom de l’héroïne venait de ce qu’« elle s’allait mettre au coin de la cheminée, et s’asseoir dans les cendres, ce qui faisait qu’on l’appelait communément dans le logis Cendrillon » ; son prénom réel est tu et, dans le film comme dans la légende, l’identité est troublée. Le conte de Perrault est ainsi une réflexion sur l’apparence ; Cendrillon n’est séduisante que transformée par sa marraine, la bonne fée, et ce n’est qu’habillée richement qu’elle parvient à séduire le prince. On se souvient : ne subsiste d’elle, la nuit tombée, qu’une pantoufle de vair, unique indice qui permet à son prétendant de la retrouver. Au début du film de Cayatte, afin de raviver les souvenirs de Mi, sa gouvernante lui tend un escarpin, lui rappelant de quoi elle va hériter : sa tante, La Raffermi, ancienne fille de rue à Nice, a fait fortune dans le commerce de chaussures. Mi enquête sur son passé, comme sur celui de Do, et sur la rivalité qui les liait. Au fil des flashbacks, on apprend qu’elles se connaissaient depuis l’enfance, mais que le déterminisme social les a séparées.
Domination
Contrairement au conte de Perrault, où l’injustice règne au sein d’une même famille – Cendrillon étant victime de la jalousie de ses sœurs –, il s’agit chez Cayatte de dénoncer une injustice de classe ; rien ne sépare Do de Mi si ce n’est leur naissance, leur patrimoine. Leur beauté n’est pas en jeu (elles sont toutes deux interprétées par Dany Carrel), ni leur intelligence ; rien ne les différencie, si ce n’est leurs parures, leurs maquillages, leurs coiffures : elles sont toutes les deux les faces d’une même médaille et il suffit d’accoler leurs diminutifs, Do et Mi, pour deviner des rapports de domination, d’abord sociale. Mi, riche, a la vie facile et les honneurs de la presse. Do, envieuse, a affiché sur les murs de sa chambre des articles la concernant, avec ce titre : « Elle ose avouer : l’argent fait le bonheur. » La domination relève aussi du sexe : Mi, moquant la pauvreté des vêtements de son amie d’enfance, décide d’habiller Do à son image et de l’héberger. Cette dernière se plie à son désir et quitte dans la foulée son amant. Non contente d’avoir provoqué cette rupture, Mi parvient à encager ce dernier dans une cabine d’ascenseur (quand celui-ci se rend chez elle pour renouer avec son amie), et à attiser son désir, le titillant de son pied, dévoilant ses jambes et ses seins. Suite à quoi elle le libère et le ramène à sa condition : « La prochaine fois, prenez l’escalier, l’escalier de service » ; mais l’homme, incapable de résister, a tôt fait de remonter à l’étage.
Do n’est pas plus innocente. De son côté, elle use de ruse pour se faire embaucher par Mi, comme dame de compagnie, « moitié sœur jumelle, moitié boniche ». Leur relation est trouble, traversée par un sous-texte saphique. Dans une scène, se sachant écoutées par le compagnon en titre de Mi, François, elles s’amusent à dénoncer, non sans sadisme, la médiocrité de ses prouesses sexuelles, tout comme sa bêtise. Ailleurs Mi, dont Do a coiffé trop brutalement les cheveux, écrase sa cigarette sur la main coupable. Ces maltraitances renvoient à des rapports sadomasochistes, plutôt rares dans le cinéma de l’époque (si Le Corps et le Fouet de Bava date de 1963, il faut attendre 1967 pour voir Belle de jour de Buñuel, et l’année suivante pour La Prisonnière de Clouzot).
La suite du film se passe au cap d’Antibes ; un rendez-vous funèbre, au phare de la Garoupe, est l’occasion de filmer ses escaliers en spirale. Jeanne, maltraitée par Do, vengeresse, a pris Mi sous sa coupe ; à la suite de Do, elle s’empare de son image, la coiffe, l’embrasse dans le cou, lui coupe les cheveux sous le regard d’un voyeur, fomente les rivalités et fourbit le plan d’assassiner Do, de la faire remplacer par Mi, soit un macabre solfège. Le film se fait alors très hitchcockien. Le thème du voyeurisme renvoie à Psychose, tout comme la spirale du phare évoque Sueurs froides, tandis que le mythe de Pygmalion, au cœur de l’intrigue, porte une réflexion sur la réalité des êtres, leur apparence et leur image. Le doute s’immisce plus fortement : Mi est-elle Do, et inversement ? Ce trouble identitaire renvoie, lui aussi, à Hitchcock ; des identités multiples de Marnie, à la question du double, de l’interchangeabilité des meurtres, qui innerve L’Inconnu du Nord Express, lequel s’ouvrait justement sur les paires de souliers anonymes des deux héros.
La question, dans Piège pour Cendrillon, n’est pas « whodunit ?», mais « qui a tué qui ?» Insoluble question à laquelle l’héroïne, qu’importe son nom, a choisi de répondre par le suicide. Le plan final, où son reflet n’est pas doublé mais triplé par un miroir, est incandescent. Ainsi, de la synthèse de Do et de Mi, depuis les méandres de la culpabilité et l’innocence, des manigances et du trouble, est née une femme sans nom, ni Dominique ni Michèle – pour aussitôt mourir.