Les Forbans de la nuit s’achève au terme d’une course, celle d’Harry Fabian (Richard Widmark), petit rabatteur de bars rêvant de grandeur dont le drame est d’être un « artiste qui n’a pas trouvé son art ». C’est que Fabian, dès la première scène du film où, déjà, il est poursuivi par un créancier, voit sa vie tiraillée entre deux mouvements. « Toujours en train de courir », il ne cesse d’échafauder des combines qui lui permettront de « devenir quelqu’un », donc de planifier un futur mirifique, tout en cherchant à maîtriser un présent qui lui échappe. Le film se voit ainsi construit autour d’une série de situations dont le personnage peut être à la fois le metteur en scène (l’organisation d’une arnaque) et l’acteur soumis à des événements qui le dépassent (la grande chasse à l’homme dont il fait l’objet dans le dernier tiers de l’intrigue). Tout se résume à une affaire d’espace et de temps : être là au bon endroit, au bon moment, anticiper le coup à venir, négocier avec les circonstances pour réaliser ses fantasmes. La rencontre avec Gregorius, une figure mythique de la lutte gréco-romaine, synthétise à ce titre le rapport conflictuel qu’entretient Fabian avec le réel.
1) Face à un match de lutte plus proche du catch, donc du spectacle, Fabian répète une petite combine qui a déjà fait ses preuves plus tôt dans le film : il fait mine de retrouver un portefeuille afin de le rendre et ainsi gagner la confiance de ses interlocuteurs en passant pour un homme désintéressé et honnête. Malheureusement, le plan rencontre un accroc : au moment où sa main se pose sur celle de sa « proie », une autre surgit du hors-champ et empoigne son épaule. « Dehors » lui dit-on, tandis que la caméra panote très légèrement pour recadrer Fabian, qui n’apparaît désormais plus comme le maître du plan (celui qui l’organise, en ayant le dessus sur les deux spectateurs devant lui), mais comme l’objet des regards, pris la main dans le sac.
2) Alors que la duplicité de Fabian est révélée au grand jour, un fait nouveau attire son attention. Devant lui, un homme surgit et s’emporte contre le combat auquel il assiste. Il s’appelle Gregorius et il s’agit du « plus grand lutteur jamais connu ». Fabian, attentif, ne perd pas une miette de la conversation tumultueuse qui suit entre le colosse et son fils, Kristo, l’organisateur du combat. La scène se resserre sur les deux parents tandis que des gros plans sur le visage de Fabian s’intercalent dans la découpe. Un léger travelling avant se rapproche de son visage, qui s’illumine. Spectacle de l’intelligence au travail : une opportunité se dessine, il faut la saisir. Tandis que Gregorius se dirige vers la sortie, Fabian se dresse et décide d’agir. S’amorce alors un renversement de la situation, dont le héros cesse d’être l’observateur pour la réorganiser à son avantage.
3) Dernière phase de l’arnaque. Pour rattraper Gregorius, Fabian emprunte une porte de sortie et contourne l’entrée principale. Il se met en place, attend patiemment, puis joue le spectateur outré par la médiocrité du spectacle donné, répétant peu ou prou les propos énoncés par Gregorius quelques minutes plus tôt. Derrière lui, le lutteur, attentif, approuve tacitement cette plainte passionnée. Dans ses plis, la manœuvre témoigne d’une intelligence nourrie de l’échec précédent : plutôt que d’organiser l’arnaque par derrière, Fabian décide cette fois-ci d’avoir un coup d’avance, de laisser dans un premier temps le poisson l’observer avant de le ferrer. Autrement dit, Fabian prend intuitivement conscience que parvenir à la maîtrise de l’action implique d’abord de se fondre dans une situation (observer, prendre note, attendre) avant de jouer de sa maîtrise de l’espace pour imposer son tempo.
Le miroir et la photo
Reste que notre héros commet une erreur qui ne cessera de l’entraver et qu’il ne comprendra jamais vraiment (après l’échec de cette combine, qui aura des conséquences funestes, il évoquera en guise d’explication l’irruption d’un simple « accident ») : en organisant pleinement son existence sur des relations fondées sur l’argent, Fabien omet un certain nombre de données qui, à son insu, interagissent avec les plans qu’il échafaudent, comme l’amour sincère de son patron, Phil Nosseross, pour sa femme, Helen, ou celui du mafieux Kristo, fils dévoué de Gregorius. L’argent, envisagé comme la fin et les moyens des plans de Fabian, implique ainsi une déréalisation de son rapport au monde. Au début du film, sa compagne, Mary (Gene Tierney), le surprend sur le point de lui dérober son argent pour rembourser une dette de jeu. Elle lui tend alors une photo d’eux pour lui rappeler leurs rêves passés, avant que Fabian ne soit contaminé par la folie des grandeurs. À ce stade du film l’homme hésite encore : face à un miroir, il regarde l’instantané et se retourne, attendri, vers la porte que vient d’emprunter celle qu’il aime. La même scène se voit rejouée au mitan de l’intrigue, alors que Fabian décide, en désespoir de cause, de finalement subtiliser les économies de Mary qui se trouvent dans les tiroirs d’une coiffeuse, soit un miroir qui incarne symboliquement le basculement moral du personnage. C’est par ailleurs un vison conservé dans une armoire à glace que Helen volera à son mari, petit larcin à l’origine d’une série d’événements tragiques qui provoqueront la mort de plusieurs protagonistes. La trajectoire de Fabian, plutôt que d’épouser les contours d’un apprentissage, prend dès lors la forme d’une escalade mortifère : il finira par assimiler son entourage à cet argent dont il est l’esclave, jusqu’à, de manière un peu appuyée dans l’économie du récit, chercher vainement à se racheter aux yeux de Mary en s’envisageant lui-même, sa tête désormais mise à prix, comme un simple amas de billets.