Jules Dassin fait partie de cette génération de réalisateurs, victimes plus ou moins éloignées du maccarthysme, qui plongèrent dans l’anonymat cinéphile le plus complet après avoir vu leur carrière brisée (du moins aux États-Unis). Depuis quelques années, ils font l’objet d’heureuses redécouvertes – d’autant plus heureuse dans le cas de Jules Dassin que le cinéaste réussit assez bien le plus souvent à se couler dans le modèle américain des séries B des années 1940, tout en gardant la veine sociale et pessimiste qui fait son univers. Témoin ce film de routiers, dans la veine d’Une femme dangereuse de Raoul Walsh (repris en salles le mois dernier), mélange de polar et d’étude sociologique d’un milieu populaire.
Quand Nick Garcos revient de son service militaire et retrouve sa famille, une douloureuse surprise l’attend : escroqué par un riche marchand de fruits et légumes du nom de Figlia, son père, ancien routier, a eu un tragique accident, à la suite duquel il a été amputé des deux jambes. Figlia ne semble pas étranger à l’affaire. Pour en avoir le cœur net, Nick se rend à San Francisco avec un chargement de pommes qu’il destine à Figlia. Il ne fera, pense-t-il, qu’une bouchée de pain de ce voyou. Bien mal lui en prend, évidemment…
Il ne se passe pas grand-chose dans les trente premières minutes de cette «autoroute des voleurs» (titre original des Bas-Fonds de Frisco). À l’exemple d’un Raoul Walsh avec Une femme dangereuse, Jules Dassin s’attache à la description de la vie éprouvante des routiers, mal payés, parcourant des milliers de kilomètres dans des conditions dangereuses. La fatigue est bien sûr leur pire ennemie; et le montage vif conduisant à la surimpression de plans de la route, des phares aveuglants et des yeux de Nick qui se ferment au volant de son camion est une expression pleine de tension de la mort qui rôde à chaque kilomètre. Jules Dassin, comme Raoul Walsh, compense toutefois cette vision tragique de la profession par l’observation attendrie d’une véritable solidarité au sein de ce milieu très populaire.
L’arrivée de Nick à San Francisco et sa rencontre avec Figlia n’emballe pas la machine. Pour vendre ses pommes, Nick doit attendre son coéquipier, toujours sur la route, et la décision de Figlia, qui doit fixer un prix raisonnable. Mais Nick est très fatigué et se laisse entraîner par une prostituée à la solde de Figlia. Les coups bas commencent, entraînant le scénario dans le film noir. Si le rythme du film ne s’accélère jamais vraiment, il reste tout en tensions et en menaces. Les « types » sont bien sûr présents: la prostituée au grand cœur malmenée par la vie, la jolie fiancée provinciale mais cupide, les petites frappes à la solde du gangster, méprisant la loi et la police… L’atmosphère lugubre du marché de San Francisco, de ses bars et chambres mal famées semble renforcer l’appartenance au genre.
Bizarrement, ce n’est pourtant pas au film noir américain que l’on pense, mais au réalisme poétique d’un Carné ou d’un Renoir (le titre français est pour une fois particulièrement pertinent). La soumission de l’action à l’observation sociologique et psychologique, à la portraitisation des personnages, donne une touche émouvante à la relation entre le routier naïf et la prostituée, dans de très belles scènes d’amour toutes en tendresse et en violence mêlées. Le fort contraste entre les regards profonds et chargés de sens que s’échangent les deux protagonistes et la rage dont fait preuve Nick face aux injustices dont il est victime est l’expression violente d’un monde où la force répond à la force et où la loi ne s’applique que lorsque tout est déjà fini.
Série B de bon niveau, Les Bas-Fonds de Frisco est néanmoins un film inégal, où l’on sent Jules Dassin incapable d’aller jusqu’au bout de son projet et déchiré entre le passage obligé au happy-end irréaliste et un pessimisme profond. Car si le héros part de l’argent plein les poches et sa nouvelle dulcinée au bras, on ne peut oublier la scène choquante et hyperréaliste de la mort tragique de son coéquipier, brûlé vif dans son camion en flammes.