Déjà parus il y a plusieurs années mais épuisés depuis, deux des feuilletons les plus populaires de Louis Feuillade — Fantômas et Les Vampires — ressortent ces jours-ci dans de sublimes copies remasterisées en édition Blu-Ray et DVD, au sein d’un coffret riche en bonus édité par Gaumont. Sortis sur les écrans entre 1913 et 1914 pour les Fantômas, et entre 1915 et 1916 pour Les Vampires, ces films sont typiques d’une époque où les romans-feuilletons populaires faisaient régulièrement l’objet d’adaptations cinématographiques, entraînant le spectateur à suivre sur plusieurs semaines ou plusieurs mois des aventures riches en rebondissements. François Truffaut dira d’ailleurs à propos de Louis Feuillade qu’il était l’ « Alexandre Dumas du cinéma ». Mais en dehors de l’aspect trivial de ces histoires de gangsters, ces films impressionnent par leur atmosphère, dans laquelle le mystérieux et l’inquiétant se fondent dans la quotidienneté et le réalisme du décor.
D’une certaine façon, les Fantômas, bien qu’antérieurs, sont plus aboutis que Les Vampires, la raison tenant sans doute au fait que ces derniers furent réalisés en temps de guerre, à une époque où le rationnement s’appliquait à tout, et ce jusqu’à la pellicule qui était allouée aux grandes firmes de production. Les Fantômas, bien qu’inégaux et ne possédant pas le charme mystérieux et vénéneux des Vampires, frappent par leur maîtrise, l’aboutissement d’une écriture cinématographique qui semble s’éloigner des codes de représentation en vigueur depuis l’invention de la caméra. Feuillade fait ainsi montre d’une science du cadre qui lui permet de dégager un espace scénographique au sein duquel les acteurs peuvent s’exprimer et illustrer le récit sans avoir recours uniquement à des gestes codifiés à l’attention du spectateur, de façon à le diriger et à lui indiquer le sens du récit. Pas de son, pas de parole certes, mais une façon de diriger les comédiens qui nous permettrait presque de lire sur leurs lèvres, de les comprendre uniquement via leurs gestes et déplacements au sein du cadre, entraînant ainsi le cinéma vers une forme réaliste qui n’éprouve plus la nécessité de s’appuyer continuellement sur le symbolisme. De plus, son utilisation du montage dénote une profonde conscience et maîtrise de ce qu’est le rythme d’un film. Un plan ne s’enchaîne pas uniquement à un autre dans un souci de linéarité, il n’est pas uniquement informatif et narratif, mais il est là aussi pour s’insérer au sein d’une phrase musicale qui cherche à nous happer jusqu’au dénouement, à créer du suspense, tel un battement rythmique ou cardiaque.
À même l’asphalte
Mais ce traitement réaliste qui caractérise en partie l’approche de la mise en scène de Feuillade va aller aussi de pair avec le choix des sujets traités. Alors que le « la » de l’époque est donné par les superproductions italiennes, qui revisitent à grands coups de décors, de costumes et de figurants les épisodes de la bible ou de la mythologie, Feuillade décide au contraire de laisser en partie les studios et le gigantisme en carton pour sortir la caméra dans la rue, et s’en va chercher l’inspiration dans les romans-feuilletons populaires plutôt qu’au sein des grands récits fondateurs. Via Fantômas et Les Vampires, Feuillade s’attaque donc à des romans à succès qui se déclinent sous forme de séries paraissant à intervalles réguliers, relatant des histoires de criminels insaisissables, qui ont toujours le chic pour s’évaporer dans les dernières pages, au moment où les autorités pensaient en avoir fini avec eux, et ce jusqu’au prochain épisode. Si avec les Fantômas on peut avoir le sentiment que tout recommence à chaque fois, la structure des Vampires dénote quant à elle plus une approche linéaire plus progressive, ce qui la rend d’autant plus captivante et mystérieuse.
Feuillade a conscience qu’un traitement purement réaliste, naturaliste, visant à décrire le quotidien des individus, a peu de chance d’obtenir du succès auprès d’un public plus enclin à chercher une forme d’évasion à travers des récits rocambolesques développant une forme de surenchère narrative. Mais Feuillade va couper la poire en deux, et se servir du quotidien pour recouvrir ses récits policiers feuilletonesques d’une teinte inédite. L’histoire avec son lot de rebondissements est bien là — on y voit des journalistes et des policiers se débattant avec une bande de criminels inventifs — mais le décor est familier. Ce ne sont plus des récits inquiétants qui ont lieu dans un espace temps sans lien avec le réel. Non, Fantômas et les Vampires (qui ne sont pas des suceurs de sang mais bien un gang ainsi baptisé) œuvrent dans notre rue, au pas de notre porte. Au milieu de la foule, de la circulation, à chaque carrefour et derrière chaque visage anonyme, des organisations criminelles structurées agissent aux yeux et à la barbe des autorités, menaçant un équilibre social déjà bien précaire. Tout le décor et toute la ville ne sont qu’un immense gruyère ; on court sur les toits, on se cache dans les conduits d’aération et dans les égouts, les murs sont percés. Le charme unique et vénéneux d’un film comme Les Vampires réside dans le sentiment d’inquiétude trouble qu’il diffuse, quelque chose qui titille non pas seulement le goût du romanesque du spectateur, mais ses superstitions, ses peurs primitives, ses craintes plus ou moins rationnelles qu’une force tapie dans l’ombre tire les ficelles. Cette approche sera aussi celle des Mabuse de Fritz Lang quelques années plus tard, des feuilletons policiers qui rétrospectivement semblent nous fournir une radiographie de l’inconscient d’un peuple à un moment dramatique de son histoire.
Le décor de ces films, c’est donc le Paris des années 1910. Feuillade sort la caméra à même la rue, au milieu de la circulation, sans bloquer qui ou quoi que ce soit, ce qui amène certains passants à jeter des coups d’œil plus ou moins furtifs en direction de l’opérateur. Ce peuple de la rue qu’il filme, c’est aussi son public, ce peuple qui se rend dans les salles de ce divertissement vulgaire qu’est le cinématographe. Et c’est notamment le 18e arrondissement qui a les faveurs de Feuillade. Montmartre et ses classes laborieuses et dangereuses, ces quartiers louches au fond desquels se dessine le spectre du malfaiteur, du gang et du crime organisé. Fantômas mais encore plus Les Vampires dressent un portrait de Paris et de sa banlieue non pas comme un espace unifié, mais comme une toile dans laquelle cohabitent des classes sociales qui s’opposent, s’exploitent, dont les intérêts divergent radicalement. La banlieue, qui n’est pas encore recouverte de grands ensembles bétonnés, est un espace de terrains vagues ou de proche campagne, c’est à dire un endroit en périphérie relativement désert et dans lequel les forfaits peuvent s’exécuter dans une certaine discrétion. Mais la banlieue c’est aussi ici Auteuil-Neuilly-Passy, là où les riches bénéficient d’assez de terrains pour ériger des grandes demeures ou des hôtels luxueux à la gloire de leur réussite économique. C’est là, souvent, que les Vampires opèrent, quittant leur XVIIIème arrondissement pour de courts rapts ciblés géographiquement et socialement.
Une femme dans la ville
Mais le climat si particulier du film réside aussi dans l’aura trouble de ceux qui constituent le gang des Vampires : leurs attitudes, leurs accoutrements, leurs armes et gadgets empoisonnés, la discrétion dont ils font preuve, et cette façon qu’ils ont de se fondre dans le décor. Mais contrairement aux « gentils », qu’ils soient policiers, juges ou journalistes, et qui n’ont pas une épaisseur psychologique extraordinaire, quelque chose au contraire frémit lorsqu’il s’agit de s’approcher des criminels qui, malgré le mystère qui les entoure et qu’ils mettent en scène, se révèlent pourtant humains, complexes, pouvant parfois commettre des erreurs et laisser transparaître leur fragilité. Ce ne sont pas de pures entités abstraites, des figures conceptuelles autour de cette notion qu’est le mal : ils sont de notre monde, issus de nos sociétés. Le réalisme en somme se situe aussi là. Et puis, il y a Musidora, Irma Vep, la femme vampire, celle qui deviendra suite à ce film une des muses des surréalistes. Sa présence bouleverse l’image, exerce une attraction ambiguë, mystérieuse, inquiétante et pourtant bien humaine. Elle aspire le plan qui semble graviter autour d’elle, de ses gestes, de ses expressions. Elle n’est pas que la caution féminine du film, mais un personnage qui participe, ressent, souffre, calcule et agit, un personnage qui n’entend pas rester confiné à un rôle second en raison de son sexe. Mais la séduction opère aussi en raison de la combinaison moulante derrière laquelle se dissimulent les vampires hommes ou femmes, et qui sur Musidora voile autant son identité qu’elle dévoile les formes de son corps, créant ainsi un trouble érotique unique prompt à fasciner les fétichistes. Laissant voir le dessin de ses hanches, moulant sa poitrine, c’est ainsi revêtue qu’elle apparaît telle une ballerine gracieuse ou une Catwoman sur les lieux du crime. La sensualité dans le délit, le sexe dans la mort, une présence séductrice à l’écran qui a tout pour déstabiliser l’honnête citoyen et les structures sociales d’une ville morcelée par les inégalités sociales.
Bonus
Deux disques contenant des bonus sont ajoutés au coffret.
Le premier regroupe trois films : deux de ses films – Le Pied qui étreint (Jacques Feyder, 1916) et Lagourdette gentleman cambrioleur (Louis Feuillade, 1916) — tournent en dérision cette mode du feuilleton, faisant de façon humoristique référence aux Vampires, et ce jusqu’à convoquer sur le mode parodique ses acteurs, symbolisant ainsi le profond succès populaire de la série.Le troisième, intitulé Le Grand Souffle et réalisé par Gaston Revel (1915), est quant à lui plus ambigu. Il conte l’histoire d’un jeune homme vivant à Marseille, et qui désespère sa mère à force de ne rien faire et de tremper dans des combines pas très nettes. Mais avec l’aide d’une jeune femme belle et riche interprétée par Musidora, il rejoint petit à petit le droit chemin, jusqu’à aller s’engager dans l’armée pour combattre l’ennemi allemand dans les tranchées. Le film est troublant… Si d’un côté il n’est qu’une œuvre de propagande exaltant la nation et le soldat, il laisse malgré tout transparaître une forme de tristesse générale bien éloignée de la vision conquérante d’août 1914.
Enfin, dans le deuxième disque, un documentaire retrace la carrière de Louis Feuillade, en prenant soin de s’arrêter de façon assez détaillée sur une partie des feuilletons qu’il a réalisés. Pour finir, nous est offert un film de Jean-Christophe Averty sur Musidora, réalisé pour l’ORTF en 1973. Conçu dans un style singeant le théâtre de boulevard, dans lequel les acteurs évoluent devant des décors peints, le film se centre autant sur l’actrice que sur le petit monde du cinéma des années 1910, en pénétrant notamment au sein de studios de la Gaumont, pour un résultant plutôt réjouissant et fort intéressant.