1915 – 1916 : la France est en guerre. Dans les salles de cinéma, au luxueux et gigantesque Gaumont Palace de la place Clichy, les Parisiens se précipitent pour assister à une autre guerre impitoyable : celle que se livrent sur les toits de Paris la bande des Vampires et le journaliste Philippe Guérande. Louis Feuillade, le créateur chez Gaumont de « Bébé » et « Bout-de-Zan » (premiers enfants-stars de l’histoire du cinéma), l’auteur des « films esthétiques » à sujet antique ou biblique (et leur cortège d’animaux féroces libérés aux risques et périls des acteurs), l’initiateur de la série « La Vie telle qu’elle est » (un néo-réalisme avant la lettre ?), imagine Les Vampires, et offre à son spectateur l’impertinente Musidora, alias Irma Vep, la muse des vampires, et le truculent Mazamette. C’est sur ce feuilleton hebdomadaire – ancêtre des Heroes et autres séries télévisées contemporaines – que revient aujourd’hui Gilbert Lascault, écrivain, critique d’art et professeur en philosophie de l’art à Paris I.
En 1915, le public français ne jure que par Pearl White, la douce blonde des Mystères de New York. Le feuilleton est une adaptation française des Perils of Pauline, succès vertigineux de la Pathé Exchange, filiale américaine de Pathé. Gaumont rétorque avec une brune vénéneuse en collants de soie noire : Irma Vep, anagramme de Vampire, interprétée par l’ensorcelante et ténébreuse Musidora. Le succès est immédiat : pendant dix semaines, la population parisienne se précipite chaque semaine pour assister au combat que Philippe Guérande, journaliste au Mondial, livre à la redoutable bande des Vampires.
Gilbert Lascaut, écrivain, s’adresse à son lecteur en le tutoyant. Il l’emmène à la découverte des Vampires au gré d’un texte poétique, musical, qui piège le lecteur autant que le feuilleton piégeait ses spectateurs par l’inventivité de sa mise en scène et par la régularité de ses apparitions sur les écrans. Les ouvrages de la collection Yellow Now ont cette particularité d’être autant des études critiques sérieuses et instructives sur des films choisis que des essais personnels imprégnés du style de leur auteur. C’est avec autant de finesse que Jean Narboni pour En présence d’un clown, et de manière peut-être plus convaincante que Prosper Hillairet pour Cœur fidèle d’Epstein, que Gilbert Lascault nous livre ici une étude qui parvient à être instructive sans être « universitaire ».
Le livre fait renaître le Paris des Vampires, un Paris fait de longues rues désertes, de toits et de souterrains, de luxueux hôtels et de caves sordides ; un Paris nocturne, où tout est passage et voies de communication, des gouttières aux cheminées en passant par les armoires à double fond et les tableaux truqués. Mais les Vampires ne sont pas des Nosferatu assoiffés de sang, c’est une bande de bandits dandys, une organisation criminelle indépendante, dont les armes sont de simples revolvers certes, mais aussi des canons, des bagues mortifères, des encres empoisonnées, des gants trafiqués. Le mérite du livre de Gilbert Lascault est de ressusciter cet univers de guets-apens et de coups de théâtre, tout en distillant sans cesse de précieuses informations ou en convoquant d’autres voix qui viennent éclairer l’œuvre de Feuillade. Les Vampires sont des dandys ? Gilbert Lascault nous incite à relire les Mémoires de Pierre-François Lacenaire, un dandy voleur et assassin du début du XIXe siècle, dont il cite un passage parfaitement adapté à nos Vampires. À propos des sources d’inspiration de Feuillade, il revient en détail sur les nombreux faits divers qui ont défrayé la chronique de l’époque. L’auteur voit dans Les Vampires les successeurs des Habits noirs de Paul Féval, des Treize de Balzac, il convoque Buffon et sa description des chauve-souris, il fait le lien avec les « hommes de guerre » tels que les décrivent Deleuze et Guattari. Il évoque l’influence de Feuillade sur le roman-collage de Max Ernst, Une semaine de bonté, et la fascination des surréalistes pour Musidora.
Musidora… Deux personnages retiennent tout particulièrement l’attention de Gilbert Lascaut. L’un fascine, l’autre fait rire. Le premier, c’est Musidora, Jeanne Roques de son vrai nom, qui emprunta son nom de scène au Fortunio de Théophile Gautier. Elle est l’égérie des Vampires dans le film, la muse des surréalistes dans la réalité. Breton lui jette un bouquet de roses rouges le 21 juillet 1917 sur la scène de Bobino, après une représentation du Maillot noir, et lui écrit le lendemain : « Comment dire ce que vous en êtes venue à incarner pour certains : quelle moderne fée adorablement douée pour le mal, et puérile : ô votre voix !» Nul doute que la première « vamp » du cinéma français fut la cause du scandale que provoqua le film à sa sortie : le pouvoir de séduction de cette femme fatale et insoumise, de cette attrayante incarnation du mal fit risquer la censure.
L’autre personnage, c’est Mazamette, le vampire repenti, devenu le plus fidèle soutien du détective Philippe Guérande. Interprété par Marcel Levesque, le grand acteur comique de Gaumont, il fait naître l’émotion autant que Musidora suscite la fascination. L’un des grands traits de génie de Vampires est ce mélange continu des tonalités. Au cœur du suspens, Mazamette est sujet à des gags à la Chaplin, il s’adresse directement au spectateur, le prend à témoin, introduisant une forme de distanciation en contrepoint avec la dimension dramatique de la scène.
À la fin du livre, un « cahier de scène » revient sur chacun des dix épisodes pour en donner des résumés à mi-chemin entre la réécriture poétique, l’analyse et l’interprétation. C’est l’occasion pour Gilbert Lascault d’évoquer des plans précis, comme ce plan précurseur du « split-screen », dans le quatrième épisode, « Le Spectre » : un plan divisé en trois colonnes, séparant Philippe Guérande et Mazamette, en conversation téléphonique, par une vue de la Seine, espace de communication, de circulation des messages. Dans « L’Évasion du mort », cinquième épisode, les Vampires endorment avec des gaz toute la haute société réunie dans une salle de bal : Gilbert Lascault rappelle l’usage des gaz de combat par les Allemands dès 1914, il fait le lien, pour l’iconographie, avec d’autres réalisations de Feuillade, comme le court-métrage L’Orgie romaine (1911), et évoque une source d’inspiration probable du cinéaste, Thomas Couture et ses Romains de la décadence (1847).
Le livre est ainsi une mine d’informations en même temps qu’un essai agréable à lire. Textes et images se complètent, suivant la politique de la collection, et les photogrammes et autres documents choisis par Gilbert Lascault appuient avec pertinence son propos. Les Vampires, c’est avant tout une mise en scène jouissive qui mène et malmène le spectateur au gré d’un jeu continu sur le visible et l’invisible. C’est cette euphorie de la représentation cinématographique que reproduit cet essai. Bien des cinéastes ont succombé au charme des Vampires. « Il est l’un de mes dieux », dira Alain Resnais. François Truffaut invite à faire le voyage : « Pour tous ceux qui les découvrent, les films de Louis Feuillade constituent une suite de révélations émerveillées. » Rivette aussi, parmi tant d’autres, se souviendra de Louis Feuillade. Par un certain concours de circonstances, le livre de Gilbert Lascault sort alors que vient de nous quitter un grand pionnier de la reconnaissance de la littérature et du cinéma populaire, Francis Lacassin. Les Vampires ne se laisseront pas oublier si facilement…