« Sabra et Chatila par ses bourreaux » : tel est le sous-titre de Massaker, titre qui donne d’emblée le ton de ce documentaire revenant sur le plus grand carnage de la guerre du Liban, en septembre 1982. Sorti en salles en 2006, récompensé par de nombreux festivals, ce film réalisé à six mains constitue un document âpre et poignant. Si l’édition DVD est assez limitée – pas de suppléments filmés, mais un simple livret pour l’accompagner – le film en lui-même, peu vu en salles, est un monument à lui seul.
Alors que Valse avec Bachir, d’Ari Folman, est toujours en salles, sort en DVD Massaker, qui revient lui aussi sur le massacre de Sabra et Chatila : ou comment, en deux nuits et trois jours, du 16 au 18 septembre 1982, le plus grand camp de réfugiés palestiniens au Liban est mis à feu et à sang.
Le long-métrage du réalisateur israélien a été présenté comme un « documentaire d’animation », mais il n’a de documentaire que le nom : même s’il reprend certaines méthodes du genre, comme l’interview des personnes présentes à Sabra et Chatila, il s’agit davantage d’un film sur la recherche d’une mémoire, celle du réalisateur, et la mémoire commune aux peuples du Proche Orient. Si on est à la recherche d’un film revenant précisément sur l’histoire et les circonstances de Sabra et Chatila, c’est bien vers le second qu’il faut se diriger. Vingt-six ans après les faits, on ne connaît toujours pas le nombre de victimes du carnage. Les circonstances de l’assassinat de Bachir Gemayel – qui a déclenché la vengeance sanglante des milices chrétiennes libanaises dans une zone contrôlée par Israël – ne sont toujours pas élucidées. Le rôle d’Israël, (Ariel Sharon était alors ministre de la Défense), non plus.
Massaker n’est donc pas une enquête tentant de lever les blancs de l’histoire : son point de vue est de donner la parole aux bourreaux. Six participants au massacre racontent ici l’indicible : leur transformation en barbares meurtriers. « Bachir est mort, on va tous les baiser, leur Palestine et la sœur d’Arafat avec », se rappelle l’un d’entre eux. « On partait du principe que les Palestiniens avaient tué Gemayel », se souvient un autre. « À la fin, tuer, c’est comme jouer aux billes », avoue un troisième. Dans ce film d’une âpreté déconcertante, difficile de dire la réaction du spectateur : sa capacité à soutenir de tels témoignages est probablement à la mesure de sa capacité à éprouver l’inhumanité. Ici, c’est un participant au massacre, debout face caméra, mimant avec une précision clinique comment il a égorgé et démembré un homme. Là, c’est un autre qui a été le témoin du viol sauvage d’une jeune fille, ensuite assassinée comme du bétail. « On était drogués, on était des gamins excités par la guerre, les films de cow-boy on y croyait », raconte un des témoins.
À travers des descriptions quasi-cliniques des pires horreurs, la démarche des réalisateurs apparaît : il n’y a que les anciens bourreaux, aujourd’hui, pour dire cette histoire. Il n’y a qu’eux qui peuvent dire ce qu’a été un épisode de l’histoire dont on ne sait quasi rien. En témoignant anonymement (la condition de leur accord pour être filmés), les participants au massacre d’une part se protègent, et d’autre part font écho à ces témoignages d’enfants soldats, lobotomisés, entraînés par des chefs sanguinaires. Le film revêt une dimension à la fois unique et universelle.
La force du film réside dans le ton adopté par les réalisateurs : pas de jugement, un dispositif cinématographique réduit à l’essentiel (des silhouettes anonymes dans des salles nues qui le sont tout autant), la livraison brute du récit de l’horreur. Au-delà d’un témoignage précieux, la posture de ces hommes révèle aussi, par moments, les ravages de Sabra et Chatila sur ses bourreaux : « Raconter, c’est le plus pénible, dit l’un d’eux. Tu as survécu à ce combat, mais le combat contre toi-même, il n’est jamais fini. Parler, c’est comme être jugé, purger une peine. » La conscience des hommes émerge par bribes dans le film. Ces bourreaux ont poursuivi leur vie, ont bénéficié de l’amnistie décidée en 1991, ont des familles, des métiers. Rien ne fera revivre les hommes, femmes et enfants qu’ils ont tués. Et rien ne fera revivre les hommes qu’ils étaient avant.
Le DVD, édité par Cinémalta, est simplement accompagné d’un livret d’une cinquantaine de pages : bien fourni, écrit en partenariat avec Le Monde Diplomatique, il propose notamment un long entretien avec les trois réalisateurs : motivations, choix du point de vue, rapport avec les témoins, montage, réception du film au Liban, sont passés en revue. Le livret est complété par des repères historiques sur le Liban. Simple et sobre, comme les choix des réalisateurs. Et tout aussi âpre que les témoignages qu’on y entend.