Survivance édite en DVD les deux premiers volets de la trilogie séminale de Jim McBride (Le Journal de David Holzman, My Girlfriend’s Wedding et Pictures From Life’s Other Side). Le Journal de David Holzman (1967), démontage ironique du cinéma-vérité par la mise en fiction de ses codes, fut déjà conséquemment chroniqué en ces pages lors de sa sortie en juillet dernier. Attardons-nous sur ce second épisode qui, tourné deux ans après, transforme l’essai frondeur du journal filmé en un émouvant portrait. Jim McBride fait volte-face, retourne la caméra sur lui-même et sur Clarisse, sa petite amie, s’engageant de manière frontale, comme l’indique le titre, dans le récit d’une aventure personnelle. Sans rien perdre de son ironie.
On se souvient que David Holzman perdait sa petite amie parce qu’il la filmait tout le temps, et même toute nue pendant son sommeil. C’est que ce pauvre garçon, pensant trouver dans une caméra Éclair l’outil qui démêlerait à sa place le sens de sa vie, avait acheté un « gremlin », une boîte de Pandore, un monstre d’objectivité qui ne produisait pas de sens mais envahissait et bouffait tout son quotidien. Le film s’ouvrait sur des présentations : « Voici ma caméra. Voici mes micros. Telle marque, etc. » Et le regard construit par la mise en scène était celui factice de l’appareil, n’enregistrant que la déréliction névrotique d’un personnage paumé. L’ouverture de My Girlfriend’s Wedding est symétrique. Une belle brune face caméra, les cheveux longs, le visage fin, décline son identité. La voix de McBride, hors champ, lui demande de tendre un miroir devant elle : l’équipe apparaît, la caméra Éclair est présentée comme un personnage récurrent.
Mais le regard a changé. Désormais, c’est McBride lui-même qui prête toute son attention à cette anglaise dont il est tombé amoureux, qui partage son quotidien, est venue faire la révolution aux États-Unis et doit conclure un mariage bidon avec un autre type pour rester sur le territoire. Il la filme tout le temps – mais pas toute nue – et Clarisse se prête gracieusement au petit jeu de la confession. Admirable première scène ou la jeune femme, littéralement, « vide son sac », en faisant l’inventaire des petits objets qu’elle porte avec elle. Partie sur les rails d’un prosaïsme complet, listant des accessoires anecdotiques, la scène, par les souvenirs que ces petits riens charrient, amorce l’histoire de Clarisse – histoire qu’elle même qualifie de « chaotique » – et aboutit à un véritable vertige biographique. C’est vers cet étonnant mélange d’impudeur et de banalité, de terre-à-terre et de grâce incarnée, que tendra tout le reste du film.
Mais ce qui nous touche le plus, dans My Girlfriend’s Wedding, c’est cette position étrange que Jim McBride nous demande de partager et qui trouve une fin, en un sens, aux égarements théoriques de David Holzman. Pour rendre hommage à la beauté de Clarisse, le cinéaste se place légèrement en retrait de sa propre vie, cette distance nécessaire au moindre regard, même amoureux, et qui le conduit à une position impossible : assister en tant que témoin au mariage de sa petite amie. McBride, pour filmer un morceau de sa vie, accepte d’en devenir le figurant, de s’effacer derrière ses outils, son équipe et son rival. Il n’en manie pas moins une ironie mordante qui, par le montage, fait succéder à la description un poil contrite que donne Clarisse de son fiancé (un révolutionnaire chargé de relations publiques…) une hilarante cérémonie de mariage, où les deux futurs époux paraissent encombrés, engoncés, terriblement gênés et d’autant plus soucieux qu’une caméra enregistre ce protocole purement fonctionnel, incongrûment dénué d’amour. Hilarante aussi est la scène où McBride, troisième larron d’un improbable ménage à trois, assis à table entre l’épouse et le mari, tend le micro à l’une puis à l’autre, alors qu’ils débattent de la véritable fonction du travail.
C’est la belle morale qu’Holzman n’avait pas su saisir : le cinéaste doit immanquablement abandonner quelque chose de sa vie, s’écarter de son ancrage social, pour poser un regard sur les autres. La boucle psychotique qui poussait Holzman à se filmer ne pouvait conduire qu’à une défaite du sens. Alors que la tendre attention de McBride, le champ quasi-complet qu’il laisse à Clarisse, l’intérêt sincère qu’il lui porte, amassent le terreau d’un amour en construction, se consolidant dans les coupes, au moment où la caméra s’éteint – Holzman, lui, ne savait pas couper. Dès lors, filmer devient le ferment d’une aventure biographique et ne conduit qu’à une chose, mais une chose primordiale : préparer ce moment où le cinéaste lâchera sa caméra, où le spectateur sortira de la salle, et retourneront chacun à la vie, à leur vie. Peut-être est-ce d’ailleurs pour cette raison que McBride fut un aussi médiocre réalisateur de fictions. Revenu d’entre les morts, il n’avait plus besoin du cinéma pour la vivre, sa vie.