Drôle de cas que celui de Jim McBride. Entre 1967 et 1971, il signe Le Journal de David Holzman qui inaugure une fulgurante trilogie prolongée par My Girlfriend’s Wedding et Pictures from Life’s Other Side. Ceci avant de poursuivre une carrière déclinante (dont en 1983, un discutable remake d’À bout de souffle de Jean-Luc Godard), alors qu’on le retrouve aux manettes d’un épisode de la première saison de la série Six Feet Under (2001) – ce qui est loin d’être une infamie. Belle nouvelle quoi qu’il en soit que cette reprise estivale du Journal de David Holzman, jalon cinématographique dont l’essaimage s’avère évident, et pour le moins impressionnant.
« Test ! Test ! » : ce sont les premiers mots d’une prise en main pour le moins hésitante – l’image se promène dans tous les sens. Bientôt une injonction : « expose-toi ! » Difficile d’imaginer plus grande transparence dans l’acte de filmer, Le Journal de David Holzman s’ouvre par la complète mise à nue de son dispositif : présentation des appareils (caméra éclair, nagra, micro sont considérés comme des personnages à part entière) et des intentions de David ; la mise en abyme culmine lorsque le cadre se dédouble dans le reflet d’un miroir. Fidèle de la Filmmaker’s Cinematheque (temple de la cinéphilie initié en 1964, notamment par Jonas Mekas, sorte de pendant new-yorkais de celle de Langlois pour cette génération de l’avant-garde américaine), Jim McBride part de l’un des plus célèbres aphorismes de Jean-Luc Godard : « le cinéma, c’est la vérité 24 fois par seconde. » A priori tout est clair comme de l’eau de roche et le film qui s’ouvre constitue la quête documentaire de l’impression matérielle de cette vérité sur la pellicule, d’y faire entrer non seulement soi, mais aussi les pulsations du monde. Sauf que la limpidité du home movie solitaire est sérieusement contredite par le fait qu’un certain Kit Carson (futur scénariste de Paris, Texas) interprète David Holzman, et qu’un opérateur (Michael Wadleigh) est à l’ouvrage.
Un faux documentaire donc, à une époque où D.A. Pennebaker, Richard Leacock, les frères Maysles, Robert Drew, Frederick Wiseman écrivent le réel avec leurs caméras et une diabolique science du montage – ce que l’on souligne systématiquement pour le dernier, trop rarement concernant les premiers cités. Le film est autant une déclaration d’amour au « cinéma direct » qu’une brillante moquerie envers lui. Ainsi, alors que le dispositif et le personnage sont en crise, les mots fusent en direction de la caméra : « Qu’est-ce que tu veux ? Tu ne me montres rien qui veuille dire quelque chose ! » Le Journal de David Holzman s’avère ainsi une méditation burlesque sur l’opacité du réel et délivre l’idée poétique que cette quête de la vérité passe par la subjectivité et la déréalisation. La richesse de la relation son-image – sur le mode de la désynchronisation – le souligne, tout comme les expérimentations visuelles, tels ces ralentis rêveurs ou l’usage d’un objectif fish eye lors d’une séquence filmée en plongée complète. La vérité ne s’obtient ni ne se décrète, elle se cherche, on part à sa rencontre, et quand on la tutoie, la bougresse se dérobe.
On accole souvent au Journal de David Holzman l’étiquette de premier « documenteur », terme, soit dit en passant, assez idiot. Particulièrement pour ce film, tant celui-ci produit avant tout un dialogue permanent entre les instances dites « documentaires » et « fictionnelles » qui se nourrissent dans une sorte de perpétuelle indécision. S’il y a bien pastiche du documentaire, cela vaut autant comme mystification fictionnelle : l’intérêt se situe évidemment dans l’interstice et la rencontre. Le long et somptueux travelling porté sur des visages âgés rangés sur les bancs d’un parc semblent l’émanation animée de la photographie documentaire, alors que le dispositif voyeuriste (la voisine d’en face scrutée et fantasmée) rejoue Rear Window (Fenêtre sur cour, 1954) d’Alfred Hitchcock, dont l’affiche de Suspicion (Soupçons, 1941) orne l’appartement de notre David Holzman. Un autre adage godardien fait son chemin : « la caméra, c’est le doute. » Chaque élément contenu dans Le Journal de David Holzman se prolonge par une donnée cinématographique : une fenêtre devient un écran, un visage une image, le regard un projecteur, un être un personnage, comme cette incroyable conductrice d’une totale impudeur et à la langue particulièrement crue.
À la vision du film de Jim McBride, il se produit un nombre de rencontres assez impressionnant avec des œuvres postérieures. Difficile par exemple de ne pas songer que Nanni Moretti avait connaissance du Journal de David Holzman lorsqu’il fait glisser sa caméra sur les façades de ses rues romaines préférées dans Journal intime, chose à laquelle le personnage incarné par Kit Carson s’adonne au début du film : humer son territoire, où une vérité intime peut se loger. Aussi, il s’agit d’une manière de chercher une place au monde, d’y signaler sa présence pour y prendre part. On pensera à Avi Mograbi en passant par certains films de Luc Moullet (particulièrement Les Minutes d’un faiseur de film et Ma première brasse) ou encore à Tarnation de Jonathan Caouette : le puits de la descendance du Journal de David Holzman s’avère sans fond.
Le hasard fait aussi que cette reprise du premier film de Jim McBride rencontre de plein fouet la sortie récente de Pater d’Alain Cavalier, où l’on retrouve à bien des égards le goût du jeu – avec les moyens du cinéma, avec le réel, avec les représentations fictionnelles, avec le regard du spectateur, etc. – et une sacro-sainte règle : faire semblant mais pour de vrai. Ceci avec une conviction enfantine dans la mesure où le jeu est ce qu’il y a de plus sérieux. Au-delà de leur réflexivité, Pater et Le Journal de David Holzman obéissent ainsi au même aspect ludique, et ce plaisir n’est pas laissé au seul réalisateur. Au contraire, le film dessine un espace conviant le spectateur à une jouissive déambulation du regard, au moyen d’un geste d’une rare générosité.