Dans le sillage de l’exhumation du film Le Petit Fugitif (dont Critikat s’était fait l’écho), les éditions Carlotta proposent aujourd’hui, avec la parution d’un Coffret DVD Pionniers du cinéma indépendant, de consolider la révélation de ce petit chef‑d’œuvre sous la forme d’une trilogie évidemment bienvenue. Et d’une histoire du cinéma dont on croyait la mémoire finement épluchée et les compartiments définitivement segmentés, le coffret DVD Pionniers du cinéma indépendant nous rappelle les richesses qui peuvent encore s’y masquer, et semble ainsi destiné à accaparer une position d’incontournable, au fondement de la modernité américaine.
Sous la forme d’un document où se précipitent trois films, des suppléments très informatifs et un livret qui reprend en images la bal(l)ade du Petit Fugitif, le coffret Pionniers du cinéma indépendant pose un socle dont la beauté cimente encore bien l’intérêt du DVD et de la cinéphilie qui s’y adjoint. Véritable acte de naissance d’un cinéma qui se pratique à ciel ouvert et en dehors des studios, Le Petit Fugitif (1953), Lovers and Lollipops (1955), Weddings and Babies (1958) concentrent toutes les innovations qui ont pu résulter de l’apparition d’une technique plus souple et d’une volonté de s’affirmer par le décalage. Tournés avec des acteurs amateurs (et le plus souvent avec des enfants, agents d’un jeu libéré des automatismes et autres clichés), dans les quartiers marginaux (Coney Island, Little Italy) d’une « grosse pomme » encore marquée par son débordant métissage et ses trottoirs encombrés, les films rassemblés ici s’affirment avant tout par leur liberté narrative et comme le dit Deleuze dans l’Image-Temps par « un quotidien identifié en spectaculaire ». Sur la voie d’une pratique photographique (le photo-reportage) qui, à cette époque, s’est éprise des visages et des mouvements prenant vie au cœur de cette marmite géante, les réalisateurs-producteurs-monteurs Morris Engel, Ruth Orkin et Ray Ashley ont engagé une entreprise précaire dont les moyens ont inexorablement conduit à un renouvellement des formes cinématographiques. Et même si la parenté d’une modernité ne peut leur être due (Engel importait plutôt les films de Rossellini et du néo-réalisme), l’affranchissement des règles qu’augurent Le Petit Fugitif et dans une moindre mesure ces deux autres pellicules complémentaires a offert quelque chose d’assez unique en son genre.
C’est avant tout le ton léger et cette volonté de dédramatiser, de dénouer les modèles d’action, qui distinguent ces trois films d’une offre hollywoodienne qui s’affiche à cette époque comme qui dirait « autiste », enfermée sur des bases où la surenchère dramatique, la peinture de fresques freinent la portée d’un regard porté sur la réalité extérieure. Et si François Truffaut répétait à l’époque l’influence majeure du Petit Fugitif pour ses 400 Coups, la date de sortie du film de Morris Engel (1953) résonne elle aussi avec un film dont le jeune Godard y allait de louanges en louanges ; le fondamental Monika d’Ingmar Bergman. Or l’esprit de l’Amérique et ses trois films qui lui sont enfants, se distingue à jamais de celui du Vieux Continent et s’envisage le plus souvent sur un ton flottant, léger (voir, au-delà de la forme, les différences d’ « âme » entre les personnages de Wim Wenders et ceux de Jim Jarmusch). Et si l’enfant d’Allemagne année zéro mourait de l’insoutenable paysage qu’il voyait, force est de constater que ceux du Petit Fugitif (excepté son inaugural zeste de culpabilité) et de Lovers et Lollipops donnent dans le plaisir de la découverte et offrent à voir au spectateur un plaisir d’être-là proche du ravissement.
Ainsi les déambulations de Joey (Le Petit Fugitif) et de la bouillonnante Peggy déclinent à chaque pan d’une cité visitée sous toutes ses coutures, l’idée, selon Deleuze, qu’à cette époque « le personnage est devenu une sorte de spectateur ». Or, ce spectateur au regard « naïf » envisage New York en termes de présence extraordinaire et le monde, aussi banal soit-il, comme un terrain de jeu fascinant et (presque) sans limite. Du bambin Joey livré à lui-même dans un parc d’attraction dont les stands, les rondes à cheval et les machineries exultent son corps et font briller ses pupilles, il ne faut pas une seconde pour que le point de vue s’y confonde et participe à l’enchantement de voir un décor authentique se muer en paysage hypnotique. Car en plus d’être étranger au monde qu’il perçoit, l’intérêt d’adopter le regard de l’enfant tient à ce qu’il ouvre des perspectives toujours nouvelles. Ainsi, la jeune Peggy de Lovers and Lollipops délivre un enthousiasme notable lorsqu’elle visite les allées du zoo et échappent au tracé fléché d’une visite au musée qu’elle est censée faire en compagnie de sa mère et son nouvel amant. Ces deux électrons libres qui au fil de leurs déambulations promènent un regard mineur sur les choses, conduisent ainsi la réalisation à s’attarder sur des détails, et à produire finalement ces rencontres, accidents heureux qui font le charme d’une écoute palpable des choses et du milieu investi.
Et finalement, de ces limites imposées par la taille des éléments et des obstacles rencontrés en chemin par le regard d’enfants pour qui le monde est forcément le lieu d’une grandeur, d’une magie grandiose (l’attraction du parachute dans Le Petit Fugitif), persiste l’idée que l’échelle des choses atteint toute sa portée lorsqu’elle est constamment rehaussée par un regard de cinéma (voir les fragments autonomes de nature que transcende le point de vue de Terrence Malick). Enfin ces fugues mineures qui, s’éloignant de la mécanique dramatique, invitent d’autant plus à réhabiliter l’extraordinaire pouvoir de fascination d’une ville confondant, par exemple, le vertige vertical des monuments et les lignes horizontales d’une jetée. Et il n’est pas innocent alors qu’André Bazin, au sortir de la projection du Petit Fugitif, invitait à traduire toute la beauté de l’entreprise moderne en notant que : « L’essentiel c’est qu’un film puisse faire son charme sur notre seul curiosité de l’instant futur indépendamment de toutes les péripéties. »
Ode à des tranches de vie dérisoire où les images capturées sont scandées en des épreuves sur lesquelles on plonge comme dans une contemplation aléatoire et passagère, le minimalisme de fables ténues laisse finalement poindre la naissance d’un dispositif par lequel une nouvelle relation à l’univers nous est offerte. La modernité s’installe dans son déséquilibre précieux et creuse ainsi le fond d’un monde peuplé de petits îlots et de dérives fragiles. Et si l’on suit chronologiquement les cinq années qui séparent Le Petit Fugitif de Weddings and Babies, on peut se rendre compte comment d’une ouverture enchantée au monde jusqu’aux intérieurs en crise (conjugale), un soupçon de gravité semble s’être installé. La ritournelle et les airs d’harmonica qui accompagnent Joey revêtent cinq ans plus tard dans Wedding and Babies des accents funèbres, à la limite du tragique. Il serait peut-être intéressant d’y voir là le trajet qu’accomplira un cinéma moderne qui enchantait, au départ, par les contrastes d’une lumière naturelle, et prendra des tournures plus complexes au fil d’une route où elle s’identifiera (se réfléchira) et constatera le peu d’horizon qu’elle dégage.