Une tête d’enfant ronde et légèrement boudeuse orne la couverture du plus fameux numéro des Cahiers du cinéma, le n° 31, datant de janvier 1954, qui contient l’article incandescent de François Truffaut, « Une certaine tendance du cinéma français ». Le visage innocent de Richie Andrusco, acteur principal du Petit Fugitif de Morris Engel, Ruth Orkin et Ray Ashley, incarne, à son insu, la volonté des jeunes Turcs de se démarquer d’un cinéma français à leurs yeux académique. Une émancipation déjà mise en branle aux États-Unis en 1953 par un couple de photographes / réalisateurs américains, Morris Engel et Ruth Orkin, dont on ne prendra la véritable mesure que bien des décennies plus tard.
Storytelling
Un très bel objet nous est proposé par le distributeur français, nouvellement éditeur, Carlotta Films. Ce livre grand format en édition bilingue est divisé en cinq chapitres thématiques ; il est à la fois un très bel album de photographies à la mise en page fort élégante et une analyse fine du travail de ces deux figures (ensemble et séparément), à cheval entre la photographie et le cinéma. Témoignages (leur fille, Mary Engel, Anne Morra, conservatrice du MoMA etc…), informations biographiques et textes analytiques de Stefan Cornic alternent avec une série de photographies magnifiques qui éclairent le public français sur leur travail encore trop peu connu en France, avant et après leur incursion dans le cinéma. Membres de la Photo League à laquelle tout un article est dédié (l’influence du photographe Paul Strand ayant été très grande surtout sur Engel), ils choisissent comme terrain de prédilection les rues de New York principalement, et les situations qu’elles offrent. Adeptes du Rolleiflex qui leur permet une prise de vues immédiate et spontanée, ils révèlent souvent des situations cocasses et portent un regard tendre sur le sujet. Dans la lignée de Walker Evans, il s’agit de voler des petits moments de vie en se glissant subrepticement dans des foules ou en suivant un personnage (souvent un enfant) sur la durée dans un style très documentaire. Leurs photos sont également narratives, se déroulant et se regardant comme des histoires, à l’instar de cette série de Morris Engel, Jimmy, the Storyteller (le narrateur), qui hypnotise ses camarades pendus à ses lèvres par son récit ou la magnifique série de Ruth Orkin intitulée An American Girl in Italy.
Il est aisé de voir les similitudes entre leurs photographies et leurs films puisque la méthode d’immersion totale dans un lieu donné est la même, ce qui constitue le cœur de cet ouvrage qui établit un parallèle entre la « street photography » et le cinéma. Grâce à une caméra 35mm inventée de toutes pièces, portable et si légère que Jean-Luc Godard enverra son chef-opérateur, Raoul Coutard, l’observer pour s’en inspirer (à défaut de pouvoir la louer), Engel peut se faire passer pour un simple photographe et immortaliser les foules endimanchées et dénudées de Coney Island, un de ses lieux favoris.
L’aventure est au coin de la rue
Plus qu’un bel objet, ce livre est le parachèvement de la belle redécouverte en France qu’a été celle des deux auteurs du célèbre Petit Fugitif qui est leur film le plus mis à l’honneur dans cet ouvrage (le troisième larron, Ray Ashley, n’est que furtivement évoqué en qualité de co-scénariste, mais ne sera pas impliqué dans leurs autres projets). Il y a quelques années, Carlotta Films ressortait en salles « ce chaînon manquant » de l’histoire du cinéma indépendant, pour citer Alain Bergala qui fut à l’origine de la redécouverte de ce film en France, et le public fut conquis. Couronné du Lion d’argent au Festival de Venise en 1953 (ex-aequo avec les Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi), le film avait été un franc succès auprès du public après bien des difficultés de diffusion. Le film tombe pourtant dans les oubliettes et John Cassavetes est reconnu au fil des années comme le premier cinéaste indépendant américain à la sortie de son sublime Shadows.
La redécouverte de ce petit bijou a largement démenti cette affirmation puisque comme le maintient l’historien du cinéma, Foster Hirsch, c’est bien Le Petit Fugitif qui peut prétendre à ce statut. L’histoire d’un petit garçon qui, à la suite d’un mauvais tour qu’on lui joue, croit avoir tué son grand frère, s’échappe à Coney Island pendant deux jours, est un modèle de liberté cinématographique loin des studios hollywoodiens, prémisses des folles escapades d’Antoine Doinel dans Les Quatre Cents Coups. Commence alors le voyage initiatique de Joey qui doit se battre pour sa survie. À court d’argent, il se voit obligé de gagner sa vie afin de continuer à se nourrir et à s’occuper. Joey, à califourchon sur son poney et à cheval entre la vie d’enfant et la vie d’adulte entr’aperçue, conquiert un nouveau Far West dans des séquences accompagnées d’un harmonica, instrument par excellence de la folk américaine. S’enchaînent à un rythme soutenu des scènes de ruse et de débrouillardise dans des plans quasi documentaires où l’Amérique des années cinquante est mise à nu. Comme avec un appareil photo, c’est le réalisateur qui s’adapte à la spontanéité des acteurs et des situations qui se présentent à lui à l’inverse d’une pratique cinématographique classique.
Dans la foulée des films néo-réalistes italiens, Le Petit Fugitif fait le pari du simple, du naturel et de l’économique. À l’inverse des publicités américaines des années cinquante et de l’image que s’en fait l’Europe, la famille américaine ne vit pas toujours dans un Eden de consommation. À Brooklyn, cette famille typique de la classe moyenne inférieure lutte pour joindre les deux bouts et les enfants n’ont pour aire de jeux que la rue et les terrains vagues. Une échappée à Coney Island (lieu cinématographique maintes fois représenté dans le cinéma américain) représente une véritable expédition dans un quotidien âpre. Le petit Richie Andrusco qui n’a pas joué dans d’autres films est parfaitement à l’aise devant la caméra qui capte à merveille ses mimiques tour à tour espiègles, enchantées et apeurées. Son « twang » américain est des plus authentiques et sa gestuelle des plus pures.
Les deux continueront à mener leur carrière de photographe en parallèle mais réalisent deux ans après Lovers and Lollipops avec pour héroïne une petite fille du même âge que Joey puis Morris Engel réalise seul Weddings and Babies, toujours autour de la figure de l’enfant, un trio de films que Carlotta édite dans un très beau coffret en 2009 et dont il est aussi question dans cet ouvrage. Morris Engel tournera ensuite des publicités pour la télévision, quelques courts métrages et un dernier long métrage en couleur dont les copies sont encore trop abîmées pour être éditées et sur lesquels on apprend peu.
Ainsi se poursuit le beau travail de Carlotta Films sur ces deux artistes qui, portés par leur amour de la photographie, par leur détermination et par leur volonté de liberté et d’innovation, auront tout simplement révolutionné le cinéma des deux côtés de l’Atlantique (en France particulièrement, remercions-les pour notre Nouvelle Vague), le libérant de tout carcan et laissant la place à une pureté artistique sans commune mesure.