Toujours dans la collection Vintage Classics de Wild Side (décidément passionnante !), est paru ces jours-ci en DVD Pluie, réalisé en 1932 par Lewis Milestone, avec l’éblouissante Joan Crawford. Portée par une mise en scène audacieuse, cette histoire de missionnaire et de fille de mauvaise vie surprend par sa force dramatique, sa liberté et son désir d’aller au bout de son sujet, aussi terrible soit-il !
Sur l’île des Samoa Pago Pago, un missionnaire est amené par la force des choses à résider dans la même auberge qu’une prostituée voguant aux quatre coins du monde. Alors qu’une cohabitation pacifique paraît impossible, le missionnaire va tenter de convertir la pécheresse, de la ramener dans le droit chemin.
Tourné en 1932, le film surprend par sa violence. Rien ne nous semble épargné, et le sujet traité l’est franchement, frontalement, sans aucune retenue, allant jusqu’au bout du drame et du chantage psychologique qu’il met en place. Cette totale liberté étonne d’autant plus qu’elle va de pair avec une mise en scène audacieuse. Les mouvements d’appareils, le choix des cadrages et les éclairages montrent nettement que Lewis Milestone ne s’interdit rien, va au bout de ses envies, osant donner à son récit un relief troublant, comme totalement en dehors des cadres et des conventions. Clairement, l’empreinte du cinéma muet est encore là, et Milestone croit toujours à un langage fait d’images, de mouvements et de lumières en un certain ordre assemblé. Cette inventivité est d’autant plus surprenante qu’une bonne partie du récit se situe dans un nombre réduit de lieux. Mais cette contrainte ne semble nullement troubler notre cinéaste, qui n’est jamais à court d’idées lorsqu’il s’agit de faire monter la pression psychologique à l’intérieur d’un cadre restreint.
La demeure dans laquelle vivent tant bien que mal nos différents protagonistes sert à la mise en place d’une forme de huis clos. Tous autant qu’ils sont, ces individus sont amenés par la force des choses à se côtoyer, à se croiser et à se juger. Il leur est impossible de s’éviter. Ils sont comme échoués ici, et de cette situation ne peut naître que le conflit. Il apparaît impossible de rester tranquillement de son côté, et d’attendre sagement que le temps passe en gardant pour soi sa haine et son mépris. Les différents regards, les réflexions lourdes de sous-entendus, sont comme autant de signes d’une entente impossible. La figure du missionnaire saura parfaitement jouer de cet espace, et l’investira au mieux afin de mener à bien son projet, et de guider le personnage de Joan Crawford sur les chemins de la rédemption. Résidant à l’étage, il a une manière à lui de descendre l’escalier et de s’arrêter de façon à avoir une forme de surplomb, prise de hauteur qui lui permet d’imposer sa figure, tel un intercesseur entre les cieux et la pécheresse. Son immobilité, signe de son impassibilité et de son intransigeance, est accentuée par les cadres en contre-plongée, qui nous le font apparaître telle une statue taillée dans le roc le plus dur, inébranlable. La pécheresse, malgré le masque qu’elle se compose, malgré son insolence, son maquillage et ses tenues provocatrices de fille de mauvaise vie, ne peut qu’être troublée par les propos de cet homme. Car si lui et les femmes qui l’entourent nous apparaissent d’emblée détestables, son discours contribue malgré tout à nous ébranler, et ce au même titre que le personnage incarné par Joan Crawford. Le film, de ce fait, met en avant les ambiguïtés liées au message évangélique. D’un côté nous ressentons une profonde aversion pour ce missionnaire et sa horde de vieilles bigotes venant convertir les sauvages vivant dans le péché, de l’autre, comment ne pas être sensible à la beauté du message biblique, à l’idée qu’il est possible de renaître et de se sortir de ce que l’on croit être inéluctable, comme lavé et purifié d’un passé qui nous fait horreur. L’interprétation de Joan Crawford est à ce titre hallucinante, vertigineuse. La femme fatale va littéralement fondre devant nous, jeter le masque dans l’espoir d’une vie nouvelle, et ce avec une force incroyable.
Il y a ici, et ce comme toujours lorsqu’il s’agit de récits liés de près ou de loin au fait de voguer sur les mers et les océans, l’idée d’un déracinement. Loin de chez soi, dans ces lieux du bout du monde, des personnages comme celui incarné par Joan Crawford cherchent à fuir quelque chose ou quelqu’un, dissimulant un passé qui s’accroche à eux, le souvenir de la perte étant le pire fardeau qui soit. Le mouvement perpétuel du bateau au fil de l’eau symbolise un désir d’aventure, de découverte, mais c’est aussi la barque du damné chassé de la mère patrie, et dont la vie ne sera qu’un perpétuel exil, solitaire, sans attache. Petit à petit le passé de cette femme refera surface, et nous connaîtrons les raisons pour lesquelles elle a dû fuir son chez soi, et pourquoi il lui est impossible de rentrer. Et même si nous n’en révélerons pas plus, le film surprend jusqu’à la fin par son refus de tout tabou, son désir de tout dire et de révéler les mobiles et intentions de chacun, aussi noirs soient-ils.