Auréolé de l’Oscar du meilleur film en 1930, À l’ouest, rien de nouveau marque sans conteste le sommet de la jeune carrière de Lewis Milestone. Celui dont on a souvent par la suite qualifié la mise en scène d’académique, entre adaptations littéraires empesées (Des souris et des hommes, Les Misérables) et films de genre respectant scrupuleusement les codes en vigueur (ceux du pré-code Hays dans Pluie ou du film noir dans L’Emprise du crime) semble ici s’affranchir des préconçus hollywoodiens pour atteindre son sujet dans son cœur vibrant et faire de son œuvre un virulent pamphlet antimilitariste en avance sur son temps.
En choisissant d’adapter l’ouvrage homonyme d’Erich Maria Remarque, le réalisateur met ici en scène la Première Guerre mondiale sous un angle inhabituel pour l’époque : les questions géopolitiques et la stratégie militaire restent délibérément floues ou rivées au hors-champ (tout au plus insiste-t-on sur la confrontation entre Allemands et Français pour justifier l’existence du conflit) pour mieux opposer cette abstraction des enjeux à la réalité effroyablement concrète du champ de bataille. Et même si l’histoire nous est racontée du point de vue allemand (ce qui vaudra au film d’être rapidement interdit dans les salles outre-Rhin alors qu’Hitler n’est même pas encore au pouvoir), qu’on ne se méprenne pas sur les intentions du cinéaste : l’exaltation patriotique qui conduit de jeunes soldats à s’engager au péril de leur vie dans un combat qui nie leur individualité n’est pas le fait d’une nation en particulier. C’est d’ailleurs cet universalisme revendiqué qui obligera le réalisateur à relativiser son pacifisme lors du combat américain contre l’ennemi nazi une décennie plus tard.
Le corps à l’épreuve du réel
Pour le spectateur de 2014, la boucherie des champs de bataille ne bénéficie plus d’aucun déficit de représentation : que ce soit dans Il faut sauver le soldat Ryan de Steven Spielberg, Mémoires de nos pères de Clint Eastwood ou encore dans le récent Fury de David Ayer, les meurtrissures sont exhibées frontalement sous l’œil d’une caméra parfois complaisante dans l’édification de l’horreur. En 1930, lorsqu’À l’ouest, rien de nouveau sort sur les écrans, nous sommes encore très loin d’envisager une telle frontalité. Tout au plus l’horreur qu’inspire le retour au pays des soldats blessés (amputés, brûlés, déformés) nourrit l’imaginaire de réalisateurs qui feront de la tératologie leur domaine de prédilection (Tod Browning en tête) pour construire une réflexion sur le corps et ses anormalités.
Mais ce n’est pas pour autant que la caméra de Milestone et ses choix de montage font preuve d’une prudence excessive dans l’évocation de l’insoutenable : les ellipses ou le hors-champ (sur les membres amputés, sur les morts précipitées) fonctionnent comme des périphrases qui ne trompent jamais sur l’interprétation que le spectateur peut en faire. Presque dans chaque scène, l’horreur du quotidien des tranchées bénéficie d’une reconstitution d’inspiration documentaire qui ne pose plus aucune distance fictive face à ce qui nous est donné à voir : dans de précaires abris qui protègent à peine de la mitraillette et des bombardements ennemis, la peur qui terrasse les jeunes appelés n’est jamais réduite à un argument scénaristique ; elle est au contraire le contrepoint d’événements interdépendants et inextricables qui trouvent leur plus complète expression dans cette échelle de plans que Milestone construit pour mieux saisir l’inéluctabilité de la mort qui guette inlassablement.
Emphase tragique
Il serait pour autant dommage de réduire le grand intérêt d’À l’ouest, rien de nouveau à cette accumulation de détails qui en font une œuvre à la fois funeste et ultra-réaliste. Au-delà des décors et des spectaculaires scènes de bataille, c’est avant tout le discours sur la place de l’humain qui fait toute la valeur de cette œuvre pacifiste. Si aucun personnage ne tire son épingle du jeu en devenant un héros, tous ne sont pas égaux devant la mort. Sauf qu’ici, point de tactique personnelle pour justifier la survie de l’un par rapport à l’autre : tout n’est qu’affaire de chance, de malchance, en somme d’arbitraire. La cruauté du hasard est parfaitement mise en perspective lorsque la caméra suit lors d’un impressionnant panneau le déplacement de la mitrailleuse qui abat un à un les soldats ennemis. La scène semble tout droit sortir d’un jeu-vidéo sauf qu’elle fait ici écho à une réalité encore très présente dans l’esprit des hommes de l’époque (après tout, la Première Guerre mondiale n’est terminée que depuis douze ans).
Le scénario, d’une intelligence remarquable malgré le didactisme de certaines scènes qu’il convient néanmoins de contextualiser, s’appuie sur la personnification des enjeux pour provoquer habilement l’identification et susciter l’empathie du spectateur : on pense par exemple à ce lien funeste que constituent les confortables bottes de cuir abandonnées par un soldat amputé d’une jambe et que se redonnent les camarades au fur et à mesure de leur disparition sur le champ de bataille. On peut également citer cette scène – d’une longueur inhabituelle pour l’époque – où l’un des soldats allemands se retrouvent en tête-à-tête avec un Français qu’il vient de blesser gravement : l’ennemi n’est alors plus enveloppé de cet anonymat qui préserve de la culpabilité. À cet instant, il est difficile de ne pas penser au superbe L’Homme que j’ai tué d’Ernst Lubitsch où un jeune soldat allait à la rencontre de la famille de son adversaire pour obtenir son pardon. Si le film refuse toute glorification de l’héroïsme, À l’ouest, rien de nouveau ne propose pas moins qu’une sublimation de la tragédie humaine. Le caractère éphémère de la vie humaine en fait toute sa préciosité : rarement une scène finale (tournée contre l’avis du studio) l’aura autant démontré.