Comme toute collection DVD aux désormais presque innombrables titres, celle des productions RKO aux éditions Montparnasse est de qualité inégale. On ne peut pourtant que se réjouir de son existence lorsqu’après avoir écumé les films les plus célèbres du mythique studio (de Citizen Kane en passant par les Astaire/Rogers), il est encore possible de découvrir des œuvres « mineures » de genres américains que l’on croyait pourtant connaître par cœur. Edward Dmytryk, aux commandes de ce Pris au piège, n’est certes pas un inconnu ; mais sa renommée en tant que membre des « 10 d’Hollywood » blacklistés a peut-être trop éclipsé son talent de cinéaste, que les éditions Montparnasse font bien de remettre au goût du jour.
Dick Powell était une star de la comédie musicale américaine, avant qu’on en fasse, à l’instar de son collègue James Cagney, une star du film noir : sa carrure, son visage dur, ses épaules portant à merveille le costume du détective privé avaient fait de lui l’excellent Philip Marlowe de l’adaptation d’Adieu ma jolie, mise en scène par le même Dmytryk un an auparavant. La carrure et le visage sont restés les mêmes pour Pris au piège (avec une lourde cicatrice sur le crâne en prime), mais Powell endosse ici le costume d’ex-soldat canadien, traumatisé par l’assassinat de sa jeune épouse française pendant la Seconde Guerre mondiale, et à la recherche d’une vengeance qui lui fera parcourir des dizaines de milliers de kilomètres, direction Buenos Aires.
Disons-le tout de suite : le discours politique est un peu niais. On peut tout à fait se raccrocher à l’époque où le film est tourné (1945) pour l’excuser ; mais le moins qu’on puisse dire, c’est que Pris au piège n’est pas à l’avant-garde du discours dominant à l’époque : d’un côté les bons, de l’autre les méchants (il s’agit d’ailleurs d’une des répliques du film). Soit. Comme il s’agit d’un polar, les bons ne sont pas les derniers à jouer de la gâchette, mais les méchants ont tout de même l’air plus vilains qu’eux. On imagine bien que justice sera rendue, et que le héros se rendra compte, à l’instar de l’Humphrey Bogart du Port de l’angoisse, que l’individualisme ne sert à rien, et que chacun doit se ranger du côté de la justice collective lorsque les accusés portent le nom de « nazis ». La seule innovation rétrospective du film est de rappeler que l’Argentine, alors tenue par le dictateur Perón, fut un refuge pour les vaincus de la guerre. Mais peu importe de fait la politique, utilisée comme souvent en tant que trame scénaristique – Pris au piège n’avait certainement pas de quoi accuser Dmytryk de communisme primaire –, l’œuvre est d’abord un bijou de film noir. On ne lui en demandait pas plus.
Jeux d’ombres magnifiées, cadres composés permettant de mettre en valeur le moindre détail, décors obscurs à souhait (comme la plupart des polars, Pris au piège se déroule presque exclusivement de nuit et en intérieurs) se mettent au service d’un suspens haletant, tout entier tourné vers la quête du héros : où se trouve l’assassin de sa femme ? À quoi ressemble-t-il ? Et de fait, l’identité de chaque personnage est sans cesse remise en question, ce qui sans doute constitue la meilleure trouvaille du film : à mesure que le récit se déroule, tous changent de visage et de motivation, obligeant le héros comme le spectateur à ne faire confiance à personne, dans l’attente du dernier renversement de situation. Qu’importe alors qu’il manque l’un des éléments cruciaux du film noir, la femme fatale (les deux éléments féminins du film sont un peu pâlots); toute notre attention reste captivée par l’admirable Walter Slezak, sorte d’ersatz du Sydney Greenstreet du Faucon maltais, carrure oblige. De fait, Slezak interprète le seul personnage du film (affublé d’un nom improbable, Melchior Incza) dont les motivations ne sont ni idéologiques, ni sentimentales, et qu’il est impossible de ranger, même à la fin du film, du côté des « bons » ou des « méchants ». Une manière discrète de souligner que les choses sont peut-être un peu plus ambiguës que cela.