En 1941, un insolent petit génie même pas âgé de trente ans tourne un film inspiré de la vie du magnat de la presse William Randolph Hearst, et bénéficie pour cela du plus faramineux contrat jamais accordé à un réalisateur par un studio hollywoodien. Ce studio, c’était la RKO, le petit génie, c’était Orson Welles et le film qui depuis hante éternellement l’inconscient cinéphilique, c’était Citizen Kane. Le cinéma ne s’en remit jamais vraiment.
« J’ai été un enfant, je ne le suis plus et je n’en reviens pas. »
Albert Cohen, Le Livre de ma mère, 1954
« No trespassing ». Un portail. « K ». Une forteresse. Les ténèbres. Une chambre. Un vieil homme. Un chalet sous la neige. Un dernier soupir. « Rosebud ». Du verre brisé. Une infirmière. La mort. La suite, tous les cinéphiles la connaissent, elle appartient à l’histoire, à leur histoire, celle du cinéma dont Citizen Kane n’est pas seulement un chapitre mais aussi le centre de gravitation. Cette petite séquence en ouverture du film jeta les dés qui scellèrent une fois pour toutes le destin de la cinéphilie mondiale. Il y aurait un avant et un après Citizen Kane, à la fois film-somme du classicisme hollywoodien et point de départ du cinéma moderne : « le meilleur film américain de tous les temps ». Rien moins. Il fallut pour ça qu’un génie encore vierge de toute image cinématographique (Orson Welles), à une époque particulièrement trouble (la Seconde Guerre mondiale), dans un pays à la puissance en pleine expansion (les États-Unis), puisse en toute liberté faire son premier film avec les moyens les plus prestigieux qui soient (les studios de la RKO à Hollywood). Improbable enchaînement de circonstances qui permit à Welles d’être à ce moment précis le paratonnerre à image de la foudre idéologique du XXe siècle et de faire de Citizen Kane le point de rencontre culminant entre le cinéma et son époque. Le film multiplie ainsi jusqu’au vertige les thèmes abordés. À la fois un film sur le pouvoir, sur l’aliénation du pouvoir, sur l’enfance, sur l’abandon, sur la mort, sur la vieillesse, sur l’amitié, sur la vie de couple, sur l’aliénation du couple, sur l’art, sur le cinéma, sur les médias, sur leur perversion, sur la politique, sur le discours idéologique, sur le capitalisme, sur sa logique et son absurdité : il est une incroyable parabole visionnaire de notre temps. Welles, homme de théâtre et de radio, surdoué précoce de vingt-six ans, et cinéaste débutant explore un art qui allait devenir le sien (et qu’il allait même finir par symboliser) et, en le découvrant, nous le fait redécouvrir : rendre compte de ce que le cinéma fut capable et de ce qu’il pourrait dorénavant faire, le clore et l’ouvrir à la fois. On n’ose imaginer le choc que dut être la vision de ce film par la critique française à sa sortie après la guerre en 1946. On peut d’autant moins se le figurer qu’aujourd’hui Welles, les guerres mondiales, la RKO et l’expansion des États-Unis n’existent plus.
Avec Citizen Kane, Welles lança un double soufflet au visage d’Hollywood. D’une part, il montra que le cinéma, pour se renouveler, devait rompre avec ses schémas traditionnels et rendit ainsi obsolète le modèle cinématographique que l’industrie du rêve avait mis tant de temps à peaufiner. D’autre part, il lui fournit son plus grand chef‑d’œuvre sous forme de film d’auteur indépendant, maudit et pas rentable (notamment à cause de la mauvaise campagne menée par Hearst, très remonté contre le film), contredisant leur morale illusoire qui veut qu’un bon film soit indissociable d’un succès (aujourd’hui encore, ils n’en démordent pas). Au moment où la notion d’« auteur » commençait à sérieusement germer en Europe, Welles l’a mise littéralement en pratique aux USA : non content d’occuper tout les postes importants à la création du film (réalisateur, producteur et co-scénariste), il en tient également le rôle principal, celui de Charles Foster Kane, inscrivant son corps à l’image, omniprésent au sein de son œuvre. Il s’autorise même à conclure son film suivant (La Splendeur des Amberson, 1942) en le « signant » vocalement, en voix-off. Il paya cette audace au prix fort : on se méfia de cet artiste excentrique et très rapidement sa carrière américaine coula, ce qui l’obligea à s’exiler en Europe. Plus tard, la critique de cinéma Pauline Kael tenta de démontrer que le génie de Citizen Kane serait en partie dû à son co-scénariste, Herman J. Mankiewicz (frère de), arguant que le reste de la filmographie de Welles se constitue essentiellement d’adaptations littéraires. Preuve qu’aux États-Unis, le fait que celui qu’ils considèrent comme un loser ait pu contribuer à leur patrimoine culturel leur est une idée inacceptable, scandaleuse.
Difficile de revenir sur le film. Difficile d’écrire dessus après les innombrables textes et analyses qui lui ont été consacré. Difficile surtout d’écrire un texte qui soit à sa hauteur. Eussions-nous la plume de Chateaubriand, il n’est pas certain que nous y parvenions. Tout au plus pouvons-nous faire le point sur la place qu’il occupe aujourd’hui dans l’imaginaire cinéphilique, et tenter de le dépoussiérer de son statut d’objet d’étude et d’antiquité filmique. Car, triste revers de la médaille de la reconnaissance, beaucoup le considèrent maintenant comme un film d’école, un passage obligé pour quiconque s’intéresserait au cinéma, un monument dont on aurait vaguement conscience de l’importance mais dont on a bien du mal à s’émouvoir. C’est dommage car Citizen Kane, bien qu’ayant libéré la narration cinématographique en ouvrant la profondeur de champ, bien qu’ayant inventé de multiples trucages ingénieux pour enrichir le découpage, bien qu’il permit de banaliser l’utilisation des flash-backs et changea à jamais les possibilités scénaristiques du cinéma, reste, bien avant son caractère innovant, un film absolument bouleversant. C’est l’histoire de destins qui se brisent en ayant croisé celui, plus terrible encore, d’un homme voué, depuis son enfance, à l’abandon. C’est le tragique sort d’un homme puissant qui ne sait pas utiliser son pouvoir, et en oublie ses idéaux. C’est la détresse d’un enfant qui, parce qu’il aura droit à tout, perd l’essentiel.
Chaque personne qui a développé un rapport spécifique au cinéma redéfinit sa cinéphilie avec Citizen Kane. De la manière dont nous aimerons ce film dépendra la façon dont nous aimerons tous les autres. C’est un peu notre Rosebud à nous.