Depuis Double Labyrinthe, leur premier film réalisé en 1976, Maria Klonaris et Katerina Thomadaki travaillent la dimension politique du corps et de l’identité féminine sous la forme de portraits et d’essais avant-gardistes principalement tournés en Super 8. La récente édition par Re:Voir d’un coffret DVD consacré au « Cycle de l’Ange » permet de (re)découvrir un pan tardif de cette œuvre méconnue et militante. Les deux premiers films du coffret, Requiem pour le XXe siècle et Personal Statement, en associant la figure de l’Ange intersexuel (la photographie d’un corps hermaphrodite) à des images d’archives (dans Requiem) ou à une voix-off (dans Personal), ont ainsi pour qualité première d’exposer clairement les enjeux politiques que soulève la question du corps à la fin du XXe siècle. Réalisés au début des années 2000 et en numérique, Pulsar et Quasar, les deux autres films qui composent la sélection de Re:Voir, ont en comparaison de quoi étonner : sans la présence immédiate de l’Ange au centre du cycle, on découvre les visages silencieux des deux cinéastes juxtaposés à des motifs lumineux (feux d’artifices, scintillements) et des objets célestes (étoiles, galaxies), dans une sorte de transe chamanique (pour Pulsar) ou de méditation transcendantale (pour Quasar). Portés sur la relation entre corps et énergies stellaires, ces deux films sembleraient presque témoigner d’un détachement politique. C’est, comme le rappelle Nicole Brenez en présentation de ce coffret, le schisme qui a toujours hanté le cinéma d’avant-garde, que l’on a souvent pu partager (à tort) entre « cinéma de recherches plastiques et cinéma d’intervention politique ». Mais cette scission supposée n’existe pas chez Klonaris et Thomadaki, tant leur lutte s’exprime dans les plis d’images, de raccords et de dispositifs qui invitent précisément à dépasser toute une série de dualismes – y compris celui, plutôt tenace, visant à distinguer l’expérimentation formelle de l’engagement politique.
La profondeur et la surface
Pulsar et Quasar tirent un premier « trait d’union » entre ces deux pôles par la façon dont les différents éléments qui les composent se confondent, s’entremêlent et s’égalisent. Dans Pulsar notamment, le corps de Maria Klonaris se superpose à des feux d’artifices qui semblent tantôt sortir de la peau de la cinéaste, tantôt provoquer le surgissement de sa figure. On ne saurait ainsi établir définitivement une hiérarchie entre ces deux éléments (le corps et les éclats lumineux) dans le développement formel du film. Le visage de Klonaris ouvre certes le court métrage et lance le ballet figuratif, mais la pyrotechnie qui se déploie ensuite peut également précéder son apparition, par exemple en masquant une partie de son visage ou en occupant le cadre avant le retour de la cinéaste. Une dynamique d’échange, horizontale et sans point d’origine (en somme, rhizomatique), qui s’affirme d’autant plus lorsque Klonaris tend sa main vers la caméra au milieu de Pulsar. En faisant mine de toucher l’écran qui l’emprisonne, la main de la cinéaste brouille encore davantage la distinction entre le premier plan et la profondeur de champ. Les feux d’artifices paraissent d’abord jaillir depuis le fond blanc devant lequel danse la cinéaste, puis semblent ensuite émaner du bout de ses doigts. L’avant et l’arrière-plan ne font plus qu’un, ni le corps ni la lumière ne prévaut sur l’autre, l’image est comme remise à plat : elle devient le lieu d’une circulation égalitaire entre les différents éléments qui la composent. Il en va de même dans Quasar, qui donne à voir une série de surimpressions et de jeux d’opacité permettant d’envisager l’image de fond (l’immensité du cosmos) comme la surface de la figure placée à l’avant (la peau de Maria Klonaris). Là encore, difficile de distinguer ce qui serait véritablement de l’ordre de la profondeur de champ et ce qui relèverait à l’inverse du premier plan. Un nivellement des éléments qui n’aboutit en rien à une forme « plate » (bien au contraire), mais qui suit plutôt un horizon égalitaire – un idéal, socio-politique s’il en est, selon lequel il s’agit d’envisager sans hiérarchie l’immense et le minuscule, la profondeur et la surface, la lumière et l’obscurité, etc.
La dimension numérique
Par ce principe d’équivalence et d’interconnexion entre les différents éléments qui composent les deux films, Klonaris et Thomadaki mettent aussi en scène le « tournant computationnel » à l’œuvre dans les arts filmiques au début des années 2000, autrement dit le surgissement du calcul informatique puis numérique dans le champ de la figuration. Si Requiem pour le XXe siècle et Personal Statement, réalisés sur bande vidéo magnétique, annonçaient déjà un début de transformation par l’entremise d’un corps hybride (la figure hermaphrodite de l’Ange intersexuel), Pulsar et Quasar, réalisés en numérique plusieurs années après, sont davantage portés sur le bouleversement qu’induit le paradigme informatique dans notre rapport au corps et aux images. Pulsar est d’ailleurs assez explicite à ce niveau. Dans le dernier tiers du film, une rupture s’opère : ce qui prenait jusqu’alors les contours d’une danse symbiotique entre le corps de Klonaris et les jaillissements de lumière aboutit à une dissolution du corps dans la matière digitale. Pour ce faire, le film a recours au databending, technique qui consiste à déplacer des « blocs » de pixels dans l’image par la modification de son code (à ne pas confondre avec le datamoshing, opération voisine qui consiste à supprimer des « images-clés » (key frames) au montage, générant des formes davantage « liquides »). Parallèlement, Quasar introduit aussi de nouvelles modalités de figuration, en montrant par exemple des formes géométriques en images de synthèse. À la fin du film, des sphères, tores, cylindres et autres figures en trois dimensions viennent se juxtaposer aux images du cosmos et au visage de Thomadaki. L’image paraît entrer littéralement dans une « nouvelle dimension » : celle du numérique, qui lui permet de changer de forme et de configuration, d’investir de nouveaux espaces et de figurer de nouveaux types de liens et de raccords.
Mais une fois de plus, le travail de Klonaris et Thomadaki, bien qu’historiquement tourné vers le Super 8 et la pellicule, ne consiste pas en une séparation dualiste entre l’âge pré- et post-numérique. Dans Pulsar, la partie sur les jaillissements de lumière et l’autre en databending sont à considérer en miroir l’une de l’autre, comme les deux faces d’une pièce réversible. Les blocs de données qui se déplacent et subsistent dans le temps par l’entremise du databending invitent par exemple à considérer, selon la même logique d’entrelacement que la première partie du film, l’image au-delà de son unité de départ, en ce que plusieurs fragments débordent du cadre temporel qui leur est initialement alloué. Quand par exemple un morceau du visage de Klonaris subsiste à l’écran alors que la cinéaste a changé de position, la temporalité du film se défait en quelque sorte de la linéarité chronologique : alors que la première partie de Pulsar confondait l’avant et l’arrière plan (indistinction entre profondeur et surface), le databending participe, à une échelle cette fois temporelle, à brouiller la séparation entre plan initial et plan suivant. On pourrait en dire de même de Quasar qui, plutôt que d’opposer images « plates » et images de synthèse « en trois dimensions », contribue à les entremêler. Les sphères et autres tores en 3D sont ainsi composés des mêmes images que celles, plates, qui apparaissent en arrière-plan ; tandis que la toile de fond cosmique, récurrente dans le film, ondule comme un voile qui aurait accès à un semblant de profondeur.
L’une comme l’autre
Si le travail de Klonaris et Thomadaki avec Pulsar et Quasar est aussi remarquable, c’est que les deux cinéastes ont su opérer, dès le début des années 2000, une forme de synthèse de ce qu’impliquait le tournant computationnel à l’échelle formelle et politique. Dans son ouvrage consacré à ce qu’il appelait l’Expanded Cinema, le théoricien Gene Youngblood évoquait en ce sens la « logique triadique » du cinéma « synesthétique » et de l’entrée dans l’âge cybernétique (science de la communication, de l’informatique et de l’électronique, qui deviendra le numérique tel qu’on le connaît aujourd’hui). Les scientifiques et analystes de tous bords ne pourraient selon lui plus décrire les phénomènes avec des formules binaires en « oui » ou « non », mais devraient désormais passer par des réponses en « oui », « non » et « peut-être » à la fois. D’où qu’Edmond Couchot, dans un texte présent sur le livret accompagnant le coffret édité par Re:Voir, en arrive à une telle conclusion à propos de Quasar : « Paradoxalement, cette implosion qui condense l’espace semble en même temps l’expanser. Car, il y a une ambiguïté dans Quasar : on ne sait pas s’il s’agit du commencement ou de la fin de l’univers, ou des deux en même temps. » Une telle remarque en dit long sur la façon dont le cinéma de Klonaris et Thomadaki ne saurait être réduit à des suppositions binaires, confrontant même l’analyste à des considérations paradoxales voire contre-intuitives. Le retour de l’Ange intersexuel à la fin de Quasar n’a dans cette optique rien d’un hasard : il est l’incarnation d’une œuvre revendiquant la fin du dualisme à l’orée d’un siècle nouveau. En 2003, Maria Klonaris et Katerina Thomadaki écrivaient ceci, dans un manifeste publié la même année que la sortie de Quasar : « Ce que nous faisons éclater dans le territoire du corps, la domination que nous faisons éclater, c’est la norme binaire masculin/féminin = homme/femme. Une norme qui considère les deux sexes comme des solides – catégories rigides, pôles opposés d’un dualisme hiérarchique. […] La tentative serait de remplacer la notion de frontière par celle d’interconnexion ou de perméabilité. Les solides par les fluides. L’opaque par le transparent. Concrètement, cela conduirait à une réorganisation radicale des structures sociales, culturelles et libidinales fondées sur le sexe et le genre. » Que soit née de cette pensée libératrice une œuvre aussi forte et clairvoyante méritait bien que l’on s’y attarde.