La parution du coffret DVD « Klonaris/Thomadaki : Le Cycle de l’Ange » chez Re:Voir est l’occasion de découvrir un pan essentiel de l’œuvre subversive et pionnière du duo de réalisatrices grecques. Cinéastes, plasticiennes et théoriciennes, Maria Klonaris et Katerina Thomadaki déploient depuis le milieu des années 1970 une pratique artistique pluridisciplinaire qui allie pensée théorique (du féminisme à la sociologie et la psychanalyse) au renouvellement formel du cinéma expérimental et de l’art numérique. La quête identitaire et la revendication politique se trouvent au cœur de leur « cinéma corporel » qui fait du corps un terrain d’exploration et de transformation. Anticipatrices du mouvement queer, Klonaris et Thomadaki développent dès les années 1980 une poétique de l’ambiguïté à travers la mise en évidence de corps hermaphrodites, intersexués ou androgynes, qu’elles érigent en figures allégoriques. Il en va ainsi dans le « Cycle de l’Ange » (composé de photographies, d’installations multimédia, de livres d’artiste et de vidéos) dont le point de départ est une photographie médicale d’une personne intersexuée, un document extirpé par Maria Klonaris des archives de son père gynécologue. Les yeux bandés et la posture gracieuse, telle une statue, cet être acquiert aux yeux des réalisatrices le statut d’un ange et se transforme en une matrice inépuisable de projections.
L’Ange
Dans la Grèce antique, l’Ange, du grec άγγελος (ángelos), désignait le messager qui pouvait rapporter des événements d’un point de vue omniscient. Ainsi, dans Les Perses d’Eschyle, l’ángelos-messager se fait l’énonciateur de la défaite de Xerxès et du désastre de la seconde guerre médique. On peut retrouver les traces de ce messager de l’Antiquité chez l’Ange de Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, qui est représenté comme le témoin et la mémoire charnelle des atrocités de la Seconde Guerre mondiale dans Requiem pour le XXe siècle. Ce film-manifeste dénonce la violence et les persécutions exercées à l’encontre de la différence en associant des intertitres à des surimpressions et des procédés numériques : le corps de l’Ange est ainsi mis en relation avec des images de nazis, de tanks, de cadavres et d’explosions qui traversent et transpercent la surface de son anatomie. Image spéculaire sur laquelle se reflète la face obscure de la civilisation occidentale, l’Ange est identifié par les cinéastes comme le spectateur, la victime, le juge et le corps de l’holocauste. Plus encore, du fait de sa condition anatomique, il s’affirme comme le paradigme même de l’altérité. L’introduction par Klonaris/Thomadaki du concept de l’Ange intersexué redéfinit la représentation de cette figure archétypale, asexuée selon les traditions chrétienne, judaïque et islamique, en symbole de l’abolition de la supposée binarité des sexes. Cette invention conceptuelle, quelque peu hérétique, relie la figure universelle de l’ange au monde contemporain et à ses préoccupations en lui attribuant une identité nouvelle et multiple, une « identité mosaïque » pour reprendre les termes des artistes.
Conjonctions / Identifications
Le film suivant du cycle, Personal Statement, prolonge le travail des cinéastes autour de cette figure, cette fois-ci de manière plus intime, en établissant un rapport quasi-symbiotique avec elle. Alors que l’image de l’Ange défile verticalement, la main de Katerina Thomadaki essaie de palper, de caresser, d’atteindre cet être insaisissable. Enveloppé par une bande sonore où la guitare électrique et le violoncelle dialoguent avec intensité, la voix de Maria Klonaris s’adresse à l’ange : « Image magique. (…) Tu es devenue une infinie fiction amoureuse. (…) Tu brises les frontières. (…) C’est ton corps. C’est mon corps ». La succession des gestes et des sons donne au film la forme d’un acte d’émerveillement et d’une tentative fantasmatique de fusionner avec l’image vénérée. L’œuvre des deux réalisatrices, fondée sur la circulation entre leurs deux imaginaires, acquiert ici une dimension transsubjective où leurs sens respectifs, la voix et le toucher, se complètent pour tenter de se fondre avec ce corps transcendant, tour à tour identique et différent (« c’est ton corps, c’est mon corps »). Au-delà d’embrasser la non-binarité des genres, l’espace filmique devient lui-même la figuration d’une entité psychique et corporelle plurielle. Le film invite par ailleurs le regard du spectateur à compléter cette conjonction hypnotique qui l’entraîne dans l’illusion de faire corps avec l’image. On pourrait avancer l’idée que l’horizon plastique du film tient précisément en ceci : rassembler les conditions d’une identification entre le spectateur et le corps de l’Ange intersexué, de manière à construire un nouveau rapport à soi – une réflexivité transgenre.
Évidemment, l’Ange échappe toujours aux mains de la réalisatrice : les bandes noires entre chaque photogramme viennent rappeler son ambiguïté, propre au fait qu’il reste une image, c’est-à-dire une entité à la fois présente et absente. La complexité de l’Ange intersexué tient aussi à la nature protéiforme de ses apparitions et à ses capacités infinies de transformation à travers les procédés visuels dont font usage Maria Klonaris et Katerina Thomadaki. Dans Requiem pour le XXe siècle nous assistons à l’embrasement de l’Ange et à son anéantissement sous les débris des explosions. Celui-ci réapparaît pourtant toujours, immuable, indestructible, face aux attaques extérieures. Ailleurs, la surface érodée de son image dans Personal Statement vient accentuer son aspect matériel et sa fragilité consubstantielle. Les vidéos Quasar et Pulsar du même cycle, réalisées à quelques années d’intervalle de celles que nous venons d’évoquer, s’engagent davantage dans la voie de la fragmentation et de l’abstraction, et permettent aux réalisatrices d’accéder à une dimension cosmique de la représentation identitaire. La force de l’œuvre de Klonaris/Thomadaki tient précisément dans la polysémie et la puissance symbolique de leur matière filmique, qui énonce la question toujours pressante d’une complexification de l’identité de genre, tout en se faisant elle-même un terrain inépuisable de mutations et d’inventions.