Un film d’aventures, on s’en doute, ça coûte cher. Plus en tous les cas qu’une comédie romantique intimiste. Quels seront les cinq ? fait partie du premier genre, mais a été réalisé avec le budget du second. Est-ce que ça se voit ? Oui. La jungle d’Amazonie dans laquelle les héros doivent vivre pendant trois semaines après le crash de leur avion aurait pu être utilisée pour un décor idyllique de campagne normande (d’accord, on exagère un peu). Pourtant, le cinéaste voulut mettre de « vrais » arbres (ce qui causa, pour l’anecdote, une belle frayeur à Lucille Ball quand des veuves noires lui tombèrent sur le crâne). Mais quand on aime les décors peints, et quand la réalisation est suffisamment subtile pour que le public accepte d’ignorer les petits cafouillages de production, cela donne une heureuse découverte, un beau film haletant et un peu politiquement incorrect quand même.
Douze passagers embarquent dans un avion pour Panama City depuis San Francisco. 1939 : l’aviation publique commence à peine et on se délecte de voir à quel point elle a changé : les passagers arrivent directement sur la piste d’atterrissage, montent dans un avion par un petit escabeau, vont tranquillement discuter, café et cigarette à la main, avec le pilote et ont des lits pour dormir (chouette !). Évidemment, cette aviation-là est un petit peu moins sûre, et quand le steward meurt emporté dans les airs par une porte malencontreusement ouverte, on finit par accepter d’être installés un peu moins confortablement aujourd’hui.
Douze passagers, douze types évidemment : Quels seront les cinq ? est le prototype du film choral où chaque personnage a une importance égale. La fille de mauvaise vie, le couple vieillissant (dont un professeur passionné d’anthropologie, ce qui s’avérera utile), l’anarchiste emmené pour un dernier voyage vers la pendaison, deux pilotes, un mafieux et son petit neveu, un couple en cavale… Le film fonctionne sur une caractérisation psychologique passionnante : les rapports humains, fixés sur des préjugés établis en société, vont-ils changer lorsque les conditions de cette même société ne seront plus réunies ? Car une fois l’avion perdu dans la jungle amazonienne, les survivants vont révéler une autre part de leur personnalité. L’homme riche, dont l’argent ne sert plus à rien, s’abîme de désespoir dans l’alcool. Le vieux professeur, dominé par sa femme, se sent plus à l’aise, dans un élément dont il connaît les moindres détails, et va réussir à rétablir un rapport d’égalité dans son couple. La fille de mauvaise vie s’avère, évidemment, pas si mauvaise que cela…
Ainsi Quels seront les cinq ? s’attache plutôt à la description de ces rapports et à leur évolution qu’au film d’aventures stricto sensu. Le film est particulièrement réussi dans les moments de « vie quotidienne dans la jungle », où chacun trouve la place qu’il mérite et ne peut plus prétendre comme il le faisait dans une société hyper-normée. En l’espace de quelques semaines, les couples se font et se défont, les amitiés se créent, dans un très beau mouvement de solidarité auquel rares sont les personnages qui n’y adhèrent pas. Les scénaristes se sont particulièrement intéressés au personnage de l’anarchiste : rien d’étonnant lorsque l’on lit dans la liste des collaborateurs le nom de Dalton Trumbo, qui sera blacklisté après la Seconde Guerre mondiale pour cause d’activités communistes. La compassion dont fait preuve ce personnage et l’acuité de sa réflexion sur la société (« s’il y avait plus de gens comme vous, dit-il au professeur, il y aurait moins de gens comme moi ») en font le véritable héros de l’histoire. Un comble pour un film américain !
Le titre ne prend réellement sens que dans les dix dernières minutes de film (ne surtout pas lire la jaquette du DVD, véritable spoiler !). La conclusion est rondement menée, un peu évidente sans doute, mais laisse rapidement la place à deux dernières minutes absolument splendides et inattendues, dont la subtilité laisse à penser que pour avoir de meilleurs films, il faudrait parfois limiter les coûts de production afin de laisser enfin place à la créativité…