La soif d’exotisme du cinéphile est insatiable, toujours quémandeuse de nouvelles contrées cinématographiques à explorer. Après le succès du cinéma sud-coréen chez nous, les distributeurs se tournent aujourd’hui vers le cinéma du frère ennemi : la Corée du Nord. Drôle d’idée, tant il nous semble difficilement concevable qu’un moyen d’expression comme le cinéma puisse éclore dans un régime qui endigue la liberté de penser comme celui de Pyongyang. Avec le coffret DVD qu’édite ce mois-ci Wild Side, intitulé Regards sur le cinéma nord-coréen, une question nous vient immédiatement à l’esprit : le cinéma nord-coréen existe-t-il vraiment ?
Images du totalitarisme
S’il y a une chose que l’histoire du cinéma nous a appris, c’est que cinéma et totalitarisme ne font pas bon ménage. L’un, qui a la vocation de laisser s’échapper la vérité des mailles de ses histoires, est par définition incompatible avec l’autre, qui a pour but de mailler l’histoire avec sa propre vérité. Deux vérités ne peuvent pas cohabiter. L’une des deux s’imposera nécessairement sur l’autre, et c’est généralement celle du plus fort (c’est-à-dire la fausse) qui l’emporte. Le cinéma peut lutter contre la censure, la contourner, la retourner contre elle, l’affronter, l’humilier. En revanche il ne peut rien faire contre un discours de propagande imposé en guise d’esthétique. C’est pourquoi ces films n’ont généralement pas d’autre intérêt pour le cinéphile que de satisfaire une curiosité un peu morbide.
Est-ce le cas avec le cinéma de Corée du Nord dont Wild Side sort ce mois-ci un coffret DVD regroupant quatre films ? Totalement inédit chez nous – capitalistes impies ! –, ce cinéma aurait une histoire, un âge d’or et une industrie prolifique avant de tomber en désuétude dans le courant des années 1990. Wild Side propose d’en montrer le fleuron, avec quatre mélodrames estampillés tonton Kim Jong-il. Le cinéphile attend surtout une chose de ces films : qu’ils parviennent à nous transmettre une image juste et vraie de la Corée du Nord, le pays le moins visible du monde ! Mais les voies de l’autoritarisme sont impénétrables… Car il faut savoir que le « Cher Dirigeant », avant de prendre la place de papa Kim Il-sung, a fortement contribué à l’essor de l’industrie cinématographique locale en sa qualité de ministre de la Culture durant les années 1970, et a écrit plusieurs ouvrages sur l’esthétique du cinéma (qui doivent valoir leur pesant de cacahuètes). Il aurait même parfois mis directement la main à la pâte en supervisant le scénario, le casting et la direction d’acteur de certains films comme La Fille aux fleurs (1972), premier DVD de ce coffret qui va nous permettre d’apprécier les talents du petit Jong-il.
Ce « grand classique » du cinéma nord-coréen, épopée prolétaire sur fond de lutte des classes est avant tout un nanar cosmique, dont le ridicule croît suivant la structure crescendo du scénario. Une pauvre jeune fille dont la mère est réduit à l’état d’esclave par d’affreux riches propriétaires, dont la petite sœur est aveugle et dont le frère est emprisonné par l’occupant japonais tente tant bien que mal de survivre. Plus le film avance, plus c’est l’horreur et plus on se marre. Le manque d’enjeu formel, la langueur molle des comédiens et la pauvreté narrative dissimulent mal le fait que tout cela ne tient pas tant d’une rage politique et ouvrière que du plaisir pervers de voir souffrir la pauvre héroïne dont on sait à l’avance qu’elle sera sauvée in-extremis par un happy-end salace.
La Légende de Chunhyang (1980), deuxième film du coffret, est adapté d’une vieille histoire coréenne un peu balourde qui a connu plusieurs versions cinématographiques côté Sud, comme celle du vétéran Im Kwon-taek (le Chant de la fidèle Chunhyang, 2000). Si cette légende insipide (une histoire d’amour impossible à base de clivage noble/courtisan) a déjà peu d’intérêt en soi, la lourdeur académique de son traitement (auquel, reconnaissons-le, elle tend la perche), qui rend la moindre action lente pour la rendre solennelle, l’achève définitivement. Au début, on y voit un valet débattre avec son maître de la légitimité de la seigneurie, mais à la fin on le retrouve en train de pleurer les amours de ce dernier : le communisme se noie dans les flots langoureux du sentimentalisme aristocratique. La révolution, soudainement, a fière allure.
Le Calice (1987), troisième film du coffret, n’est pas un film d’époque et ancre son histoire dans des problèmes plus contemporains. Un jeune villageois ambitieux décide d’abandonner son village natal pour tenter sa chance à la capitale. Sa fiancée ne l’entend pas de cette oreille et décide de consacrer sa vie et son énergie à la petite bourgade. Après des années de travail et grâce à la magie de l’effort collectif, le village rayonnera mais la jeune femme en mourra (en héroïne), tandis que l’homme aura tout raté, aveuglé par les méfaits de l’individualisme, mais vivra (en paria). Mieux vaut mourir en héros (de la nation) que de vivre en reclus (de la nation) ? Derrière cette morale douteuse, le film nous rappelle qu’à la base du terrible régime de Pyongyang, il y a quand même un bel idéal – éternelle contradiction des dictatures communistes –, l’idée qu’un élan solidaire, qu’une volonté collective mènerait au bonheur. Cette utopie naïve devient, dans ce film relativement sobre, timidement touchante et permet au Calice de sortir un peu du lot.
Le dernier film est un cas à part puisqu’il est assez récent (2006) et qu’il est le seul film de République Populaire et Démocratique de Corée du Nord à avoir eu les honneurs d’une sortie en salle chez nous : Journal d’une jeune Nord-Coréenne. Tourné après la crise qui a frappé les studios de Pyongyang dans les années 1990, et qui a réduit à néant sa production, ce film paraît, étrangement mais significativement, plus vieillot que les autres : narration boiteuse, montage approximatif, mixage archaïque et photo plate témoignent d’une régression technique assez radicale. Ce dernier ayant déjà été chroniqué ici avec justesse et brio, on ne s’attardera pas plus longuement.
Rapport de soumission
Il ne fallait pas se faire d’illusion. Le cinéma nord-coréen, tel qu’on peut l’apercevoir à travers les films présentés dans ce coffret DVD, n’existe pas esthétiquement. On reconnaît trop aisément ici les tares de l’utilisation propagandiste du cinéma passé à la moulinette du totalitarisme : académisme mou, dogmatisme pleutre et nationalisme servile – ce qui rend par ailleurs les films académiques des pays démocratiques particulièrement intolérables. On peine à voir la Corée du Nord comme un nouvel horizon cinématographique et si aucun nom de réalisateur n’a été cité plus haut, c’est parce ces « artistes méritants », comme les créditent les génériques, n’ont pas eu tellement d’autres choix que de s’écraser. C’est pourquoi il y a tout de même un certain malaise à écouter les commentaires d’Antoine Coppola, cinéaste et enseignant de cinéma chargé ici de présenter les films, nous en parler comme s’ils étaient issus de n’importe quel autre industrie cinématographique, avec leurs codes, leurs symboles et leurs thèmes. C’est pourquoi il est assez déplaisant de l’entendre se féliciter que ce cinéma, malgré tout, aborde les problèmes du pays et ne se voile pas la face, sous prétexte que quelques difficultés sociales sont données en pâture aux scénarios. C’est faire un peu vite l’impasse sur la famine, les camps de travail, la militarisation et j’en passe… C’est pourquoi, également, le fait de nous présenter ces films en France, sans spécifier ouvertement de quelle idéologie ils sont issus, comme si on sortait un banal coffret sur le cinéma malais, est un brin glauque. Ce coffret Regards sur le cinéma nord-coréen conserve un intérêt documentaire, mais pourrait donner l’illusion d’une rencontre avec une esthétique inédite, là où il nous présente plutôt l’image décrépite et anachronique qu’une dictature veut donner d’elle-même.
On pense alors au contrechamp de ces films : le cinéma sud-coréen. Tout, en apparence, les oppose : manque d’ambition formelle de l’un contre maniérisme léché de l’autre, positivisme béat contre noirceur excessive, transparence du réalisateur contre suprématie de l’auteur, etc. Pourtant, leur fondement est le même. Le cinéma nord-coréen obéit à la volonté d’une dictature qui ne laisse aux personnages que la seule possibilité d’accepter ses doctrines tandis que le cinéma sud-coréen obéit à la toute-puissance de l’auteur qui fait des personnages ses pantins. De l’héroïne de Journal d’une jeune Nord-Coréenne qui se résigne à la raison d’État avec un sourire forcé à l’héroïne de Mother qui gesticule pathétiquement dans un champ avec une folie forcée : c’est le même rapport de soumission qui opère.