Contrairement à Netflix qui, aujourd’hui, tente son ouverture sur le vieux continent par l’ouest, la chaîne HBO a commencé son implantation en Europe de l’est dès le début des années 1990. La chute du Mur a quelques années à présent et l’omniprésence de la culture américaine n’est plus à assurer. Il n’est cependant pas étonnant de voir qu’en 2014, la première fiction diffusée par la filiale sur le continent entier reprend un pan central de l’histoire contemporaine tchèque : le sacrifice édifiant de Jan Palach, jeune étudiant en histoire, qui s’est immolé par le feu sur la place Venceslas le 16 janvier 1969 pour protester contre l’invasion de son pays par les troupes du Pacte de Varsovie.
L’histoire, matière du classicisme
Aux commandes de Sacrifice (Hořící Keř, le buisson ardent en tchèque), la réalisatrice Agnieszka Holland : Polonaise ayant assisté au printemps de Prague et ayant passé plusieurs mois en prison après la répression pour son soutien aux réformes du gouvernement Dubček, elle a également suivi la nouvelle vague tchèque (Jiří Menzel, Věra Chytilová ou Miloš Forman) avant de se lancer dans la réalisation. Ses premiers films, qui témoignent d’une appartenance marquée à cette génération de réalisateurs, se sont intéressés à la jeunesse éprise de liberté dans leur pays cloisonné. Elle a incarné avec d’autres au cinéma le décalage d’un militantisme qui, faute de pouvoir se faire entièrement politique, s’est changé en révolte sociale. Son exil aux États-Unis au début des années 1980 a fait évoluer l’intérêt d’Agnieszka Holland pour certains thèmes mémoriaux (Europa, Europa en 1990) et pour le petit écran, qu’elle explore depuis quelques années en réalisant des épisodes de The Wire, Treme ou The Killing.
HBO lui donne en 2012 l’occasion de filmer un contexte historique qu’elle connaît bien : la réforme avortée de la Tchécoslovaquie en 1968, l’invasion du pays par les troupes soviétiques et surtout, le développement d’un désespoir nouveau dans la jeunesse praguoise menant à des actes d’un extrême violence (et d’un extrême courage) comme celui de Jan Palach, étudiant à l’université Charles, qui, après s’être aspergé d’essence un matin de janvier 1969, a fait de son propre corps un tract enflammé, un hurlement grégeois dans la capitale occupée. Sacrifice est composé de trois parties : l’événement lui-même et son contexte humain et social, sa remise en cause par la version officielle puis sa négation politique et symbolique. De l’immolation au procès en diffamation intenté par la famille Palach, c’est ce désespoir qui transpire par tous les pores de l’image et des personnages qui sert de fil conducteur à Agnieszka Holland. Sacrifice n’est pas obsédé par ses effets de reconstitution, mais par la justesse de l’ensemble : la précision du portrait familial, la mise en scène discrète de la lutte effrayante, brave et étouffée des opposants, d’un esprit de résistance… Le classicisme est ici une forme de respect du tragique : loin de la soumission du récit aux contingences affectives, Sacrifice reste cru et ne se détourne ni de ses sujets ni de ses ambitions.
Les vivants et les morts
Ce qui frappe le plus peut-être dans les trois épisodes de cette mini-série, c’est le souci de restituer l’atmosphère du cloisonnement, du mouvement empêché. Sacrifice s’ouvre sur le suicide protestaire de Jan Palach et, par ramifications, révèle peu à peu toutes les couches de la résistance. La première est celle des étudiants, censurés, emprisonnés face à leurs parents incrédules et terrifiés. La seconde est celle de la famille Palach qui, après le discours d’un apparatchik envoyé par le gouvernement, décide de poursuivre celui-là en diffamation. La troisième est celle de l’avocate des Palach, Dagmar Burešová, future ministre de la Justice après la chute de l’URSS, menacée de toutes parts, surveillée nuit et jour avant et pendant le simulacre de procès. Le talent d’Agnieszka Holland est justement de se pas s’arrêter aux temps forts du drame et d’en souligner les flottements, les basculements, montrant les errements quotidiens d’une dissidence qui cherche l’oxygène.
Loin de la fiction mémorielle hagiographique, Sacrifice est le portrait d’une société cassée par le politique, partagée entre la léthargie, la soumission et l’héroïsme. Le sommeil du bloc soviétique est matérialisé par des scènes de rue laissant passer des ombres, des êtres fantomatiques sans visage et sans voix. Ils regardent la souffrance, la comprennent, mais ne s’expriment jamais. La parole, officielle ou familiale, est devenu un instrument de terreur ou de libération. La mère de Jan, celle qui décide de se lancer dans une lutte vaine, est d’ailleurs mutique : sa seule quête est celle de la reconnaissance du mort, ne pouvant plus faire face aux pantins vivants. L’idée, la posture ne sont plus relayés par le verbe quand les frontières morales ont disparu. L’histoire de Jan Palach dont l’atrocité va bien au-delà de l’immolation ‑sa tombe elle-même fut supprimée sur ordre ministériel pour éviter les hommages, est représentée dans son ensemble et non seulement figée dans un rôle purement symbolique. L’image lente, étouffée, la présence pesante de ceux qui surveillent, le mouvement sans cesse cassé des opposants montrent bien la puissance sociale de la peur, ses effets directs sur les hommes (dans leur travail, dans leurs états émotionnels) et sur les multiples acteurs de l’enfouissement, du témoin effrayé qui refuse de s’exposer au juge qui accepte un verdict pré-établi.
On peut regretter de temps à autre l’utilisation d’un suspense factice censé accélérer le rythme oppressant d’une tragédie qui n’en finit plus. Mais la précision, la beauté désespérée et l’honnêteté du portrait de ceux qui grondent au milieu des épuisés font de Sacrifice une œuvre juste.