Difficile aujourd’hui de s’intéresser au cinéma sans regarder ce qui se fait désormais à la télévision du côté des séries. S’il y en a bien une qui, par l’ampleur du récit, sa force documentaire et la densité des personnages, questionne aujourd’hui le cinéma comme puissance de narration, c’est The Wire (Sur écoute, 2002 — 2008). Capricci et Les Prairies Ordinaires s’associent pour un livre collectif qui ausculte ce séisme audiovisuel. The Wire, créé par David Simon et Ed Burns, est bien une série unique en son genre, ne serait-ce que par la démesure de son héros : la ville de Baltimore.
The Wire affole, depuis quelques années, universitaires, journalistes, spectateurs et cinéastes. Série longtemps secrète (jamais diffusée ici par une grande chaîne nationale), austère et complexe, on l’aime (follement) ou on la quitte. Pour ceux qui l’aiment, il sera plaisant de pouvoir perpétuer son charme à travers ce livre construit à son image. Chaque saison est analysée à travers un chapitre, écrit par un auteur unique (exception faite au chapitre 3). Cette structure génère à la fois plaisir et (légères) frustrations. La forme du livre fait qu’il est parfois difficile à la lecture d’englober l’ensemble de la série selon des approches thématiques, des motifs ou des récurrences. La forme chronologique engendre ainsi une confusion du propos et oblige les auteurs à se répéter. Le dernier chapitre, sous forme de bonus, embrassant cette fois l’ensemble du récit, est à ce titre particulièrement bienvenu.
Mais le plaisir de retrouver la chronologie de l’histoire, en particulier les enjeux des transitions saisonnières, est tout aussi réel. On saisit bien ainsi la particularité de ce grand récit « décentré » et comment chaque saison semble faire table rase de la précédente tout en y étant adossée. Philippe Mangeot intitule d’ailleurs l’un de ses propos Nouveaux départs et retour du même pour évoquer la montée en puissance d’un personnage de chef de gang, Marlo Stanfield, qui prend le relais des précédents narco-trafiquants auxquels s’était attaché, malgré tout, le spectateur. The Wire est en effet une série qui, bizarrement, achoppe en permanence et progresse pourtant sans cesse. Tout y est toujours à refaire, rien n’est jamais acquis, mais, à chaque fois, le problème – qu’il soit policier, judiciaire, politique ou administratif – s’est subtilement déplacé sans qu’on arrive à savoir si c’est pour le meilleur ou le pire. D’ailleurs, le grand motif du livre, du moins le plus passionnant, est finalement la question de la tragédie et de la fatalité.
Est-ce que The Wire est une œuvre fataliste ? Nicolas Vieillescazes, qui co-dirige l’ouvrage et signe l’analyse de la saison 5, donne un début de réponse avec le reproche intéressant (le livre n’est jamais dans l’adoration béate) que la série s’achèverait finalement en se faisant le « porte-parole du système ». Emmanuel Burdeau propose déjà en début d’ouvrage un texte qui travaille sur une tension tragique propre à la série. A partir d’une analyse amusante de la fameuse fuck scene de la saison 1 (qui voit une scène de meurtre décryptée au seul son des fuck de Bunk et McNulty, figures cultes de la série), le critique montre que David Simon fait toujours tenir ensemble « ce qui est » (l’absurde rationalité des institutions par exemple) et « ce qui ne saurait être », credo que se donnent certains personnages obtus qui résistent sans relâche aux institutions. The Wire est une série tout à la fois froidement descriptive et bouillonnante de colère. Jean-Marie Samocki, analyste de la saison 2, montre aussi très bien comment, finalement, David Simon réalise ce grand écart. Tel un grand film « wisemanien », parce que les détresses individuelles sont toujours ramenées à leurs traitements purement administratifs, The Wire possède cet art « d’euphémiser » le tragique et « engendre une forme qui procède à l’absorption des affects […] La tragédie devient forme ouverte, toujours décentrée, sans chœur, les accents de déploration étant sans cesse étouffés. »