Film choc de Peter Fleischmann réalisé à la fin des années 1960 et sorti sur nos écrans en 1969, Scènes de chasse en Bavière était resté bien trop longtemps invisible avant que la dernière édition du festival de La Rochelle ne l’exhume. Ressorti sur les écrans nationaux en novembre 2009, ce film essentiel semblait renaître de ses cendres. Malheureusement, le public ne fut pas au rendez-vous alors que, quarante ans après, l’effroi reste toujours intact, la charge féroce, d’autant plus choquante que le réalisateur a eu le bon sens de ne jamais dater ce drame villageois. Bien heureusement, rien n’est terminé : les Éditions Montparnasse lui donnent une nouvelle chance de trouver le public qu’il mérite en assurant sa sortie DVD.
Plus de vingt-cinq ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le cinéaste allemand Peter Fleischmann publiait un texte, Du fascisme quotidien, où il était question de ne pas réduire le drame du nazisme à une poignée d’illuminés mais de bien rappeler en quoi cette idéologie s’était immiscée dans le quotidien de chacun et dont les fondements étaient presque banalisés. Avec Scènes de chasse en Bavière, le cinéaste choisit de prolonger cette réflexion sur le fascisme ordinaire en mettant en scène une communauté bavaroise (région réputée pour être le berceau de l’extrême-droite allemande) sur qui le temps (et donc l’histoire) ne semble avoir eu aucune prise. Pour eux, seul l’instinct semble primer et régir les rapports entre les individus devenant ainsi le seul ciment de ce qui devrait a priori ressembler à une société civilisée.
Scènes de chasse en Bavière raconte le retour d’Abram, jeune ouvrier d’une vingtaine d’années, auprès de sa vieille mère après un exil de plusieurs mois qui l’avait fait disparaître du village. Celui qu’on suspecte de s’être absenté pour purger une peine de prison fait rapidement l’objet de commérages plus précis et est bientôt accusé d’homosexualité. D’abord victime de railleries et autres blagues d’une grande finesse, il est progressivement rejeté par l’ensemble de sa communauté, y compris sa mère qui craint d’être marginalisée. Ce qui n’aurait jamais dû dépasser une certaine déraison va bientôt basculer dans la folie pure : les villageois suspectent Abram de commettre des attouchements sur le jeune handicapé du village et finissent par le prendre pour le diable, au point d’organiser une chasse à l’homme sanguinaire.
Ce qui frappe à la première vision de Scènes de chasse en Bavière, c’est la minutie avec laquelle le réalisateur s’attache à retracer la lente (mais certaine) montée de pulsions destructrices et meurtrières au sein de cette communauté qui doit se trouver un bouc émissaire pour assurer sa cohérence. Après avoir marginalisé la jeune veuve et mère du petit handicapé parce qu’elle officialisait une nouvelle union trop rapidement, les villageois prennent un malin plaisir à nourrir toutes sortes de fantasmes sur ce jeune garçon trop silencieux, dont on ne sait finalement pas les désirs et encore moins les origines. Filmé dans un noir et blanc qui donne au film des relents de véritable cauchemar éveillé, ce village semble s’être figé dans un obscurantisme d’un autre temps où de simples croyances pouvaient faire office de justice.
Témoins de cette inhumanité galopante propice aux instincts les plus basiques et à tous les excès, les scènes avec les animaux sont particulièrement probantes sur la manière dont les habitants du village appréhendent le corps et la sexualité. Que ce soit les gros seins de femmes que l’on touche au même titre que les pis des vaches ou encore ces morceaux d’animaux charcutés avec lesquels on s’amuse spontanément, la bestialité se répand dans tous les rapports de cette espèce humaine et s’oppose à la retenue sensible d’Abram qui refusera toujours de se dédouaner de ce dont on l’accuse. La scène du dépeçage du cochon, alors que toute la conversation des villageois se focalise sur le sort qui sera réservé au jeune suspecté d’être homosexuel, en dit long sur la violence des pulsions qui cimentent cette communauté, pourtant persuadée d’être vertueuse. C’est dans l’obsession de la pureté, dans l’extrême, que les frontières morales disparaissent, et que le Bien n’est plus qu’un socle, détourné de son statut d’impératif social.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le film s’ouvre sur une traditionnelle messe au cours de laquelle tous les protagonistes paraissent on ne peut plus pieux. Mais c’est qu’il s’agit bien d’idéologie et c’est sous prétexte de respecter certains préceptes que les villageois se donnent le droit ultime de décider du sort de chacun au sein de la communauté. Derrière la pulsion se cache donc un discours qui justifie le rejet de l’autre, la crainte de ce qui est différent et la nécessité de le supprimer. Pourtant, en parlant de discours, il n’est nullement question d’idéologie politique au sens propre. Chacun semble faire appel à un « bon sens » que son éducation et ses propres croyances semblent avoir nourri et qui justifient tous les excès. Finalement, ce que nous montre Fleischmann n’est pas à considérer comme un cas isolé mais plutôt comme une réflexion sur la nature fondamentale de l’être humain, toujours prêt à croire celui qui offrira un ennemi commun parfaitement identifié.
En complément du film présenté dans une version de très bonne qualité, les éditions Montparnasse ont inclus dans le DVD un long entretien (une quarantaine de minutes) avec le réalisateur allemand. Celui dont on connaît finalement trop peu le travail en France revient sur la genèse de ce projet mené alors qu’il était encore très jeune – il avait à peine 32 ans. Très instructive, cette rencontre permet également au réalisateur de rappeler que le film fut réalisé dans un contexte social et politique particulier. Reporté de quelques mois en raison des événements de 1968 (Fleischmann est alors invité à tourner un documentaire sur les étudiants allemands en révolte), le film n’en est pas moins nourri de cette fracture idéologique dans une Allemagne tournée vers un avenir économique prospère alors qu’elle n’a pas encore fait le travail nécessaire sur son passé. De chaque côté, deux générations s’opposent : d’un côté, celle qui n’a pas connu la guerre et demande la lumière sur cette responsabilité nationale, de l’autre, ceux qui l’ont connu et souhaitent en refouler le souvenir. C’est cette complexité des rapports humains et le rapport à l’histoire que met en exergue le film. Espérons que cette nouvelle visibilité offerte à Scènes de chasse en Bavière lui permette enfin d’obtenir le statut de classique incontournable que le film mérite.