La Rochelle, ce n’est pas seulement une belle ville et un début d’été radieux, c’est aussi un superbe festival qui, depuis 37 ans, fait venir chaque année quelque deux cents films de toutes les époques et de tous les pays. Dix jours de curiosités et de surprises – de déceptions aussi, parfois (et pourquoi pas ?) –, rythmés par une programmation aussi hétérogène que captivante. Retour sur une édition qui s’est achevée le 6 juillet.
Ce qui frappe d’abord au festival de La Rochelle, c’est que l’absence de compétition se ressent jusque dans la manière d’apprécier les films. À Cannes, on adore où on déteste ; il faut des jugements rapides et radicaux, aiguillés par la perspective de la Palme. À La Rochelle, où aucun prix n’est décerné, règne un air de vacances et de tranquillité ; il se traduit à la fois par un grand respect des films pendant leur projection (il est très rare que des spectateurs quittent la salle, ou même qu’on les entende broncher), et par une étonnante mesure – que d’aucuns prendraient pour de la mollesse – dans les discussions qui s’ensuivent. On est là pour prendre du plaisir avant d’être là pour juger. Aussi serait-il malvenu de décrier la programmation de cette année ; s’il lui est arrivé d’être plus convaincante, elle ne manquait cependant ni d’intérêt, ni de richesse – au point qu’il sera difficile de rendre compte de toute sa diversité en quelques paragraphes.
Le grand nom « classique » convoqué cette année par le festival, après John Ford en 2007 et Nicholas Ray en 2008, a été celui de Joseph Losey. De Losey, dont la carrière commence aux États-Unis pour se prolonger en Grande-Bretagne au moment de la chasse aux sorcières, dont il fut l’une des plus notoires victimes dans les années 1950, on retiendra surtout Monsieur Klein, œuvre maîtresse, aboutissement d’un double intérêt pour l’ellipse et pour le fantasme. À travers l’enquête kafkaïenne d’un homme qui recherche désespérément son homonyme, qui est juif, Monsieur Klein dresse un portrait passionnant de la France de la Seconde Guerre mondiale, et de la difficulté à y construire et à y assumer une identité. Accident et The Servant, tous deux écrits par Harold Pinter et interprétés par Dirk Bogarde, sont tout aussi intéressants. Losey trouve avec Bogarde l’incarnation d’une intelligence torturée et secrète qui manquait au très physique et très expressif Stanley Baker, comédien fétiche des années 1950 ; et les scénarios travaillent l’ambiguïté permanente des désirs et des pulsions, tout en se maintenant constamment à la lisière de la réalité et du délire. Restent, toutefois, quelques déceptions, liées d’une part à une mise en scène souvent démonstrative et voyante, d’autre part à la difficulté de Losey à construire de véritables personnages féminins. Icônes souvent muettes, lisses (Jacqueline Sassard dans Accident) ou vénéneuses (Jeanne Moreau dans Eva), les femmes chez Losey dépassent rarement le statut d’objet regardé, désiré, fantasmé. À l’exception notable, non pas du Messager (où le personnage de Julie Christie, tout intéressant qu’il soit, souffre justement d’un traitement encore trop superficiel), mais de Maison de poupée, adaptation de la célèbre pièce d’Ibsen, considérée comme un emblème du féminisme… mais dont la mise en scène reste bien sage et conventionnelle, et somme toute assez décevante.
Plus surprenante a été la rétrospective consacrée aux frères Prévert (Jacques et Pierre), notamment parce qu’elle attirait l’attention sur cette activité aussi mésestimée qu’essentielle qu’est l’écriture de scénarios. Côté Pierre, on a pu redécouvrir L’affaire est dans le sac ou encore Voyage-surprise, films étonnants de loufoquerie et d’audace, écrits par Jacques, réalisés par Pierre, et trop rarement visibles. Côté Jacques, revoir coup sur coup des films écrits pour Carné (Le jour se lève, Le Quai des brumes, Les Enfants du Paradis…) ou Renoir (Le Crime de Monsieur Lange), des raretés de Christian Jaque (L’Enfer des anges) ou de Richard Pottier (Si j’étais le patron), a fait éclater une magnifique cohérence de style, de thèmes, de point de vue. Le style, c’est celui – comme le rappelait le critique N.T. Binh, citant Michel Chion, en présentant Les Enfants du Paradis – d’un poète à l’écriture singulière, et reconnaissable d’un genre à l’autre, de la chanson au scénario. Phrases courtes, simples, qui fuient la coordination et ne craignent pas la répétition (« Paris est tout petit pour ceux qui s’aiment comme nous d’un aussi grand amour»…) jalonnent des films qui, tout différents qu’ils soient les uns des autres, ont pour eux une formidable unité de ton. Les thèmes se font constamment écho, du travestissement de Jouvet-ecclésiastique en Écossais (Drôle de drame) à celui de Jules Berry-éditeur infâme… en ecclésiastique (Le Crime de Monsieur Lange), du crime de Lange à celui de Gabin dans Le jour se lève, de la jeune fille orpheline et solitaire de L’Enfer des anges à celle qu’incarnait trois ans plus tôt la Michèle Morgan du Quai des brumes. Le point de vue, impossible à résumer en quelques lignes, ne saurait être évoqué qu’en citant Michel Piccoli ; venu présenter, en bon fidèle du festival, la projection de Drôle de drame, il s’est adressé à tous ceux qui aimaient « l’irrévérence, l’irrespect, la farce ». L’audace d’une pensée singulière et anti-conventionnelle, donc.
Deux rétrospectives plus inégales venaient s’ajouter à ces deux incontournables. La rétrospective consacrée à Ladislas Starewitch a fait découvrir l’œuvre d’un créateur singulier, auteur, si l’on peut dire, d’un « cinéma d’animation de marionnettes », auquel on doit notamment une version du Roman de Renard (1937). La dernière rétrospective, « Faites-vous hypnotiser » (dont il faut reconnaître l’astuce de l’intitulé, jolie invitation à un festival fait d’envoûtement et d’oubli), proposait une sélection de films muets autour du thème de l’hypnose – sélection assez inégale, faite de raretés souvent décevantes (Trilby de Maurice Tourneur, Le Montreur d’ombres d’Arthur Robison), et de classiques toujours plaisants à revoir (Le Cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene, Les Vampires de Feuillade).
Dans la série des « hommages » rendus chaque année à des réalisateurs ou acteurs en leur présence, il faut reconnaître l’intérêt de la sélection de films de Doillon (qui, rappelons-le, avait eu droit à une rétrospective complète à la Cinémathèque il y a trois ans). Ses films gagnent à être rassemblés, tant ils se répondent, malgré ou grâce à leurs différences de tonalités et d’enjeux (des films comme Comédie ! et La Fille prodigue, construits autour de la même actrice – Jane Birkin – en déclinent deux facettes diamétralement opposées, de la vitalité à la dépression). Une même exigence, plus ou moins réussie selon les films, les unit : comme s’il s’agissait de laisser autant de place que possible aux comédiens et à leur parole, à l’échange dialogué et à tout ce qu’il suggère paradoxalement d’incapacité à dire les choses frontalement. Grand directeur d’acteurs, Doillon est aussi un grand directeur de mots.
Enfin, l’hommage à Nuri Bilge Ceylan a permis de revoir ses magnifiques Climats, et les films qui ont jalonné son parcours (La Petite Ville, Uzak…) jusqu’à cette réussite douce-amère, superbement photographiée et interprétée, et dans laquelle chaque explosion de violence rend le silence qui l’entoure d’autant plus pesant – et signifiant. La Turquie était à l’honneur cette année puisque, en plus de l’hommage à Ceylan (qui était également présent au festival Paris-Cinéma), La Rochelle a projeté, pour l’ouverture de la saison turque en France, My Only Sunshine, de Reha Erdem – film qui, comme ceux de Ceylan, fait la part belle à la fois à la contemplation et à l’ellipse, mais qui, malgré une indéniable réussite esthétique, souffre sans doute d’un rythme fondé sur une répétition et un ressassement assumés, mais pas toujours convaincants.
C’est le propre des bons festivals : il est impossible de tout y voir, et de parler de tout. Citons, parmi les grands oubliés de ces quelques paragraphes, le Norvégien Bent Hamer et ses remarquées Kitchen Stories, ainsi qu’un certain nombre d’avant-premières et de rééditions, qui ont permis notamment de découvrir le très beau film de Mia Hansen-Løve (Le Père de mes enfants), celui d’Elia Suleiman (The Time That Remains, en compétition à Cannes), ou encore la réédition du très rare Scènes de chasse en Bavière, réalisé en 1969 par Peter Fleischmann, et qui avait disparu depuis longtemps. Autant de films qui sortiront prochainement en salles, et dont La Rochelle a donné un avant-goût : le cinéma, heureusement, ne s’arrête pas avec les festivals. À suivre, donc…