Pour ce qui aura été son dernier film, Louis Malle avait décidé d’adapter la pièce de Tchekhov, jouée dans le film par une troupe new-yorkaise : des êtres immobiles s’ennuient, pas nous. Jouant du flou entre répétitions théâtrales et narrations d’un autre film, Louis Malle livre là un chef-d’œuvre testament.
Tout commence, se déroule, et finit à New York. C’est pourtant dans les fins fonds (les bas-fonds ?) de l’être humain que Tchekhov et Louis Malle s’insèrent avec une grâce et une douceur relativement amères. Une troupe répète Oncle Vanya, et Louis Malle en filme le filage : du théâtre filmé ? un film sur le théâtre ? Rien de tout cela, car le réalisateur brouille les pistes dès le départ entre la pièce et son film, qui ne forment qu’un, entre littérature et images, qui ne forment qu’une seule réalité. Et c’est sans doute la plus grande réussite du réalisateur : filmer une pièce et faire un film, admirable.
Vanya, 42e rue est le dernier film de Louis Malle, mort peu de temps après. C’est aussi le film d’un homme vieux, se questionnant, se retournant, et tentant de regarder la ligne d’horizon, lointaine, inaccessible, sans intérêt en fait puisqu’elle n’est déjà plus la vie. Oncle Vanya, la pièce de Tchekhov, ne porte pas réellement sur la vieillesse, mais sur la perte — de ses souvenirs, de sa jeunesse, de sa vitalité, de sa maison. Ce sont en ce sens des êtres tronqués que nous donne à voir Louis Malle : les corps ne sont jamais montrés en entier, comme si Yéléna et son mari, le professeur, comme si Oncle Vanya et sa nièce, Sonia, comme si le docteur et la mère de Vanya, étaient des demi-êtres, non par leur valeur, mais par leur capacité à vivre. Dans une obscurité teintée parfois de fulgurances que les personnages ne prennent jamais au vol, le réalisateur des Amants et de La Petite n’oublie ni la sensualité, troublante et un peu vaine, des femmes, ni celle, maladroite et rentrée, des hommes. Et livre un film sur le chaos des âmes.
Le décor, c’est New York, ou un théâtre, vieux, délabré, infesté de rats, un peu le même que celui que Kenneth Branagh choisira quelques mois plus tard pour son Au beau milieu de l’hiver dans lequel une troupe répétait Hamlet. Car si le film commence dans les rues vivantes, quotidiennes et réelles de la ville américaine, sur des passants, sur les acteurs qui se retrouvent, la réalité entre directement dans le théâtre. Où est la vie ? Dans la rue, et sur la scène. Les deux se rejoignent, se complètent. Louis Malle présente subrepticement la troupe du metteur en scène, André Gregory, qui monte Oncle Vanya. Le cadre et les êtres se meuvent en permanence, la caméra ne s’attardant jamais sur un personnage en particulier. Et, sans que le spectateur ne s’en rende réellement compte, on bascule dans Tchekhov. Jamais le passage de la vie à la fiction n’est souligné, on ne le comprend que lorsque, rapidement, la caméra montre le public de la répétition. Et l’on retrouvera l’équipe, entre chaque acte, pour quelques mots qui ne sortent pas de celle-là, quelques mots qui fondent les paroles jouées dans le moule d’un ressenti bien réel. Même lors des entractes, on ne sortira d’ailleurs pas de la scène.
Oncle Vanya a raté sa vie. Il l’a « donnée » au professeur, par le travail, par l’argent envoyé, professeur qui a épousé en secondes noces celle que Vanya aime depuis une dizaine d’années : Yéléna, belle, fraîche, et oisive. Tous les hommes l’aiment, et connaissent son vide intérieur, tout comme elle-même. Sonia, la nièce de Vanya est l’enfant du premier mariage, et trime avec son oncle pour la gloire d’un père toujours absent – à l’écran aussi ; les liens familiaux n’existent plus tant ils sont brouillés par la rancœur, le regret, et la haine, maîtresse dans ces cœurs rongés par l’absence d’amour et d’activité. « Je ne suis pas encore mort, j’ai des passions, des pensées, mais très émoussées. Tout est terne », dit le docteur. Rien ne l’est dans le film de Louis Malle : ce dernier aime ses personnages, les filme dans tout ce qu’ils ont de beau, d’émouvant, sans en oublier les fêlures et les moments haïssables. Ils n’avancent pas, ne se contredisent jamais, restent sur la même longueur d’onde. C’est ainsi que certaines phrases sont répétées en permanence : « Ce n’est rien. » Ils ne s’expliquent pas, bien qu’ils parlent et dissertent dans un mouvement circulaire et vain. Chacun reporte sur l’autre la tristesse de n’avoir pas vécu : Vanya s’est consacré à la carrière du professeur, Yéléna, Sonia aussi. Ils y ont perdu leur jeunesse, pas forcément leur splendeur, mais leur enthousiasme. Le seul personnage véritablement vieux, le professeur, se plaint, se targue d’une réussite relative – elle ne sort jamais du cadre familial –, et reproche à ces autres de vieillir avec lui. « Tu parles comme si ta vieillesse était de notre faute », lui dit sa femme. Tout est de la faute de tout le monde : la confiance et l’admiration se sont muées en rancœur et en jalousie.
Naviguant entre les scènes de famille et les scènes en duo, Louis Malle rentre dans l’intimité de chacun et du groupe : il filme les visages en gros plan, les mouvements de mains, les expressions de désespoir. Il n’hésite pas à montrer les rides de ses acteurs, tous formidables, Julianne Moore (Yéléna) qui avait là un de ses premiers grands rôles, et Wallace Shawn (Vanya) en tête. Ils rient au bord des larmes. Ils passent d’un extrême à l’autre, avec le naturel déconcertant des humains qui ne se sont jamais posés, qui n’ont jamais choisi en âme et conscience. La caméra se pose de temps à autre sur l’un d’eux, le met en lumière, pour ne pas l’éloigner totalement de celui qui le regarde, réalisateur ou simple spectateur, comme pour montrer que ce qui se trame sur la scène ressemble à ce qui se trame à l’extérieur. Aller dans les intérieurs, voilà ce que Louis Malle a voulu faire, en ne sortant plus du théâtre une fois entré, en baissant peu à peu sa caméra pour regarder les personnages en légère plongée, les voir non d’un point de vue de créateur omniscient, mais d’homme qui se questionne autant que les pantins de Tchekhov.
C’est le dernier et probablement l’un des films les plus personnels de Louis Malle. Vanya, 42e rue est un film sur une vieillesse qui ne dit pas encore son nom, et qui n’a pas eu le temps de s’accepter. Vers une mort progressive et proche, Vanya et son entourage finissent par reprendre une activité, tout aussi vaine que l’oisiveté de Yéléna. Parce qu’ils ne peuvent oublier, parce qu’ils n’ont pas appris à se forger une identité. Louis Malle, quant à lui, donnait la dernière touche, d’une beauté incroyable, à une filmographie déjà conséquente.