Cet article se concentre plus spécifiquement sur le séminaire « Du politique au poétique » qui s’est tenu lors de la 34e édition des États généraux du film documentaire de Lussas.
Chaque année à la fin du mois d’août, les États généraux du film documentaire de Lussas mettent en avant une sélection de productions récentes (« Expériences du regard ») et d’œuvres plus anciennes intégrées à des programmations thématiques (par exemple, le Japon et Cuba pour cette édition 2022), tandis que des séminaires, composés de diverses projections et ponctués d’échanges avec des personnalités invitées, s’inscrivent un peu en marge de la manifestation. Coordonné par Federico Rossin (historien du cinéma) et Christophe Postic (directeur artistique des états généraux), le séminaire « Du politique au poétique » proposait cette année de réfléchir sur les représentations singulières du politique dans le cinéma documentaire, aux côtés de l’écrivaine Leslie Kaplan, de l’historien Nicolas Hatzfeld et du philosophe Robert Chenavier.
Comme point de départ, une œuvre poétique : celle de Leslie Kaplan, L’excès‑l’usine, dans laquelle est restituée en prose une certaine expérience du travail ouvrier (et de ce lieu qu’elle nomme dès la première ligne l’usine univers). L’autrice a introduit le séminaire en expliquant qu’elle a mis plusieurs années à trouver la forme adéquate pour ce livre. Il fallait selon elle élaborer une écriture qui ne soit pas celle du témoignage – lequel, en voulant retranscrire le réel, s’avérerait fatalement mensonger –, mais plutôt construire un langage qui, dans sa structure même, parviendrait à susciter une expérience de lecture fidèle à l’état mental et physique des travailleurs. Si l’emploi du « on » exprime une subjectivation impossible, où le « je » n’a pas sa place, la féminisation des participes passés s’avère en revanche essentielle, à la fois pour appuyer l’idée d’une condition féminine inhérente à tout un pan de l’exploitation ouvrière, mais peut-être surtout pour renforcer le processus d’identification à cette entité « usine » (féminine, elle aussi). L’écrivaine éprouve par sa prose une sorte de dépossession des êtres, par le truchement de réminiscences morcelées au sein desquelles les lieux parviennent à « faire image » et mouvement, où la circulation des corps est à la fois répétitive et heurtée. À partir de cette œuvre, donc, une proposition de séminaire : observer collectivement la façon dont des œuvres documentaires répondent à cette problématique de la parole posée par Kaplan. Comment faire langage autrement qu’avec des mots ?
Jour 1 : « Arriver à dire ce monde fou… » (Federico Rossin)
Nightcleaners Part 1, Berwick Street Film Collective
Premier film, Nightcleaners Part 1 du Berwick Street Film Collective. Comme le prédisait en préambule Federico Rossin, le documentaire frappe d’emblée par son montage haché et les noirs laissés entre les plans qui viennent répondre aux blancs de l’œuvre de Kaplan. Le montage, qui s’est étalé sur trois années, rend compte d’un certain échec des luttes syndicales. Il tente d’entrelacer d’un côté les témoignages des agentes d’entretien qui nettoient les bureaux la nuit, les plans répétés de corbeilles vidées ou de cuvettes récurées, et de l’autre les discours de femmes syndiquées se heurtant à l’impossibilité de représenter la parole des travailleuses. Le film traduit la porosité des luttes tout en mettant en évidence la distance flottante et irréductible entre les classes sociales. À mesure que ces femmes se mélangent dans les espaces de réunion et les cafés, l’espoir d’une force centrifuge émerge mais s’éteint quasi simultanément, comme si la fatigue et l’émergence d’un collectif noyaient progressivement les différentes individualités qui le composent. Les ralentis, tout comme la répétition de gestes et de gros plans sur les visages des travailleuses, permettent en quelque sorte de réhabiliter cette perte de subjectivation énoncée chez Kaplan. Et Marie-José Mondzain de conclure ensuite lors de l’échange avec le public : « Les corps sont brisés, pas les visages. »
Si nous étions dans une sorte de long tunnel entrecoupé d’images et de paroles dans Nightcleaners Part 1, le film qui suit, Humain, trop humain de Louis Malle, met en scène une saturation visuelle et sonore de gestes mécaniques. L’intention du cinéaste, précise l’historien Nicolas Hatzfeld, était justement que le spectateur ressorte fatigué de cette expérience. Dans l’usine Citroën, la caméra se rapproche des ouvriers, qui accordent en cadence regards et mouvements répétés. Le montage du film lui-même est pensé comme une chaîne – les rares plans d’ensemble ajoutent soudainement au montage un effet de recul vertigineux qui démultiplie les individus et les actions.
Humain, trop humain, Louis Malle
Le segment central du film, qui se passe au salon de l’Automobile, restitue un brouhaha de voix et d’interactions cocasses – des foules de badauds essaient les autos et commentent le confort ou l’aspect ludique des dernières nouveautés. Par un effet de montage surprenant, le retour à l’usine dans la dernière partie provoque une rupture sonore avec le vacarme assourdissant du salon et organise une forme de retour au calme paradoxal, au regard de la pénibilité sonore supposée du travail à la chaîne. Si Malle semble s’intéresser à la musicalité des bruits et que les images témoignent d’une violence certaine, les plans traduisent aussi une poétique de l’image et des sons qui valut à l’époque au cinéaste d’être accusé d’une certaine complaisance, voire de soutenir le patronat. Les images, il est vrai, ne résistent pas à la personnification. On peut observer une carcasse de voiture se noyer dans un bain d’eau laiteuse grisâtre, un bouquet de tiges métalliques qui se voudrait champêtre… Les outils, matières et gestes associés permettent l’émergence d’analogies visuelles poétisant le propos. Est-ce toutefois un problème ? Leslie Kaplan écrit « Les chiffons sont faibles. » ; à l’usine, l’humanité semble se fondre dans les objets, comme si l’atomisation de gestes répétés déportait la charge sensible des êtres vivants dans ce qu’ils touchent. Les plans de visages, ainsi que ceux focalisés sur les boucles dorées des chaussures, les vêtements et leurs accessoires, contribuent à singulariser les travailleurs.
Je suis Simone (Condition ouvrière) de Fabrizio Ferraro, est le troisième film projeté lors de cette première journée. Il prend pour décor les paysages urbains du Paris où vécut Simone Weil, transposés dans notre époque contemporaine (les chantiers d’aujourd’hui remplaçant les usines d’alors). Accompagné par la lecture en off de citations du journal intime de la philosophe, le film se compose de longs plans fixes ou de travellings dans lesquels une silhouette féminine marche, écrit ou tente de dormir, sans réelle variation dans le rythme du montage, ni dans l’attitude lasse ou erratique qui caractérise la jeune femme. Le jeu de la comédienne rejoint cette idée que le corps et l’esprit, tout entiers et à toute heure, sont mobilisés par une seule cause : celle d’un travail servile. La longueur des plans corrobore certes l’extrême lassitude dont est sujette la jeune femme, mais couplée à une image Mini DV noir et blanc particulièrement plate, le film devient en lui-même éprouvant. Suite au visionnage, la réception critique d’un spectateur vis-à-vis du texte de Simone Weil me questionne par ailleurs quant à la responsabilité du film, qui propose peut-être une représentation faussée (ou du moins inévitablement fragmentaire) des écrits de la philosophe. Tandis que cette réflexion me traverse, Robert Chenavier, invité du séminaire, réagit assez vivement aux attaques du spectateur, s’offusquant qu’il tire des conclusions sur l’œuvre de Weil à partir de quelques citations dans un film. « Mais lisez-la ! », assène-t-il. Cela m’amuse car je constate que nous sommes justement en train de vivre l’exacte démonstration d’une œuvre cinématographique échouant à figurer une pensée politique. Il aurait été intéressant de décortiquer plus précisément en quoi ce qui agitait le spectateur et le philosophe dans la salle trouvait peut-être une source commune dans l’objet filmique que nous venions de voir, et pas uniquement dans la pensée de Weil.
Je réalise à ce moment précis du séminaire que nous parlons assez peu d’images. Invités et spectateurs prennent le pli de débattre presque systématiquement des enjeux politiques, sociologiques et philosophiques du travail ouvrier, occultant souvent les questions de leur représentation. Le déroulement des échanges oriente selon moi le débat vers des problématiques périphériques intrinsèquement liées à l’objet même du séminaire. On aurait pu imaginer que la façon dont les interactions s’opèrent fasse directement écho aux films et à leur diversité. Mais comment articuler une idée à la fois suffisamment pertinente et ouverte, au sein d’une assemblée composée d’individus multiples, où la parole se doit de circuler et de se renouveler de façon continue pour être réellement collective ? Cette difficulté génère inévitablement quelques flottements, laissant parfois un espace de parole vacant que certains des invités comblent le plus souvent en qualité de locuteur historien ou de spécialiste, beaucoup plus rarement en tant que spectateur d’un film.
Jour 2 : « Trouver sa clé des champs… » (Marie-José Mondzain)
Pour mémoire (la forge) de Jean-Daniel Pollet se présente comme le contrepoint du film de Ferraro : ici, les mots s’incarnent. En hommage au père du cinéaste et au travail ancestral des fondeurs, le film est tourné dans une forge du Perche. Comme pour pondérer mes réflexions intérieures de la veille, Nicolas Hatzfeld commente les premières secondes du film, où l’on voit la caméra s’attarder en gros plan sur les mains des travailleurs, et particulièrement sur la main passive, celle qui pendille ou prend appui, tandis que la seconde, hors champ, manipule un outil. Cette amorce augure d’emblée un décalage du regard. Couplée aux images 35 mm restaurées, la voix off, à la fois tendre et affutée, résonne sur le travelling avant cahoteux d’un chariot. « Instant charnière peut-être, entre le travail et la démesure d’aujourd’hui, entre ce matin et ce que sera l’avenir. » Le glissement du noir et blanc à la couleur, que les mots et le travelling accompagnent sans surligner, évoque le passage du temps et la disparition à venir d’un métier. Contre toute attente, le procédé confère néanmoins au passé un pouvoir d’immortalité, ou tout du moins un pouvoir d’action sur le présent. Les couleurs incandescentes de la fonte nourrissent par ailleurs une imagerie féerique, avec des centaines d’étoiles giclant par-delà les tonneaux. « Je te l’avais dit, tu vois, tout est changé. Ils savent que c’est grave. On ne joue pas avec le feu. Ou alors avec toutes sortes de précautions, de rites, comme une liturgie. Et puis la fonte est vivante tu vois, quand le four ouvre sa gueule, tout doit être prêt. » La personnification agit ici de façon exponentielle, suppléée par les échappées lyriques en off. « Tout se dévoile. On est des dieux. Le feu, l’allié, offre ce pouvoir, avec lui on peut tout. Mais n’oublie pas, il reste indépendant, imprévu, il reste son propre maître. Tout écart est fatal, si le feu s’assoupit ou s’emporte, son caprice est désastre. Alors sois prêt, contente-toi de l’entourer, discrètement. »
Pour mémoire (la forge), Jean-Daniel Pollet
Les images crépusculaires du dehors (à moins qu’il ne s’agisse de l’aurore ?) viennent faire écho aux couleurs de la fonte et ouvrir un espace pour la contemplation, en marge du sujet. Cela m’évoque encore les mots de Kaplan : « La cour, la traverser. Nostalgie absolue d’une cour d’usine. » Chez Pollet comme chez Kaplan, la vie s’infiltre jusqu’à la périphérie des lieux, des objets et des êtres, offrant au spectateur ou au lecteur la possibilité de se frayer un chemin et de trouver sa propre place.
Federico Rossin mentionne le film Steelmill/Stahlwerk, de Richard Serra, qu’il aurait beaucoup aimé programmer dans ce séminaire, en lien avec celui de Pollet. Il est vrai que la dimension magique de Pour mémoire (la forge) se transpose en quelque sorte dans les rapports d’échelle particulièrement impressionnants du film de Serra, qui répondent à la démesure annoncée par Pollet.
Steelmill/Stahlwerk, Richard Serra
Du souvenir que j’ai de la rétrospective de l’artiste sculpteur au Centre Pompidou, Serra filmait dans Steelmill/Stahlwerk la confection de l’une de ses propres œuvres monumentales dans l’aciérie d’Hattingen. Souhaitant témoigner de l’exploitation des travailleurs, le film est notamment composé d’une première partie où les ouvriers sont interviewés en off, dont la traduction s’incorpore par blocs au centre de l’écran, au point que les sous-titres deviennent une parole à part entière et font image.
L’avant-dernier film du séminaire, Lunch Break, est une œuvre de l’artiste Sharon Lockhart, réalisée dans le couloir d’un chantier naval pendant la pause déjeuner des ouvriers. Il s’agit d’un long plan-séquence prenant la forme d’un ralenti et d’un bout-à-bout de photogrammes fondus les uns à la suite des autres – ce qui produit une extrême fluidité absente d’un ralenti classique. La caméra avance le long d’un couloir interminable, lentement mais sûrement, dépassant à intervalles réguliers les travailleurs en train de déjeuner, de lire ou de se reposer. La disposition des bancs, séparés les uns des autres, figurent l’atomisation du travail qui sévit dans les espaces industriels. Le son lui-même est étiré, produisant un bourdonnement hypnotique dont le volume varie, tandis que des nappes musicales plus audibles émergent ici et là, par exemple d’un poste de radio. Comme annoncé par Federico Rossin avant la projection, la lenteur du travelling occasionne à chaque dépassement d’un ouvrier un paradoxe criant : le rythme semble tout à coup s’accélérer. Cette sensation tient au fait que les corps sont engloutis par le vortex du mouvement de la caméra, cette dernière agissant comme un broyeur incoercible, une machine dont l’avancée est perçue comme irréversible et qui donne le sentiment de faire basculer toute forme de vie dans le néant.
Lunch Break, Sharon Lockhart
Afin d’ouvrir la réflexion avec un film de fiction, Europe 51 de Rossellini est programmé le dernier soir du séminaire. Pour introduire la projection, Leslie Kaplan prend la parole : « C’est l’histoire d’une femme qui fait un pas de côté et qui voit tout. » Cette présentation-conclusion résume de façon tout à fait sensible l’un des enseignements de ce séminaire (et peut-être plus largement du cinéma) : ne jamais préjuger de la puissance des bouleversements que peut augurer une mise à nu et veiller au réajustement permanent de son regard.