Restaurés par la Cineteca de Bologna, les dix courts métrages tournés par Vittorio De Seta entre 1954 et 1959 présentent les conditions de vie ancestrale mais menacées de l’Italie du Sud rurale. Tournée en couleurs et accompagnée d’une bande-son réalisée à partir de sons enregistrés en direct, cette série dévoile différentes facettes de la vie quotidienne au champs, en mer ou au village. En enregistrant un monde qui disparaît, De Seta révèle paradoxalement les différentes facettes de ce mode d’existence inconnu.
Réunis sous le titre Le Monde perdu, les dix courts-métrages tournés par Vittorio De Seta entre 1954 et 1959, dessinent le portrait en forme de mosaïque d’une Italie du Sud (la Calabre, la Sicile et la Sardaigne) dont les traditions rurales tendent à s’éteindre progressivement. Isolées, loin des préoccupations même de l’extrême gauche italienne qui prenait fait et cause pour le prolétariat aux dépens de la paysannerie, ces coutumes tombaient en déshérence peu à peu, sans faire de bruit.
Issu d’un milieu privilégié et urbain, le cinéaste avoue qu’il est allé filmer ces populations et leurs mode de vie sans idée préconçue, sans programme préétabli, et que chaque sujet l’a mené à la découverte d’un autre. Il en résulte qu’il se fond totalement dans l’ambiance et dans le rythme des activités quotidiennes des villageois. L’utilisation du Ferraniacolor, procédé italien de couleur, la grande diversité des cadrages, le soin apporté au montage et au mixage sonore confèrent leurs lettres de noblesse à des gestes ancestraux, voués à la disparition dans l’indifférence générale.
Tournant seul ou en équipe réduite, De Seta suit ses sujets au plus près de leurs actions : les ouvriers dans la mine de soufre ou les bergers dans les montagnes par temps de neige. Mais il n’hésite pas à prendre de la distance pour observer l’action dans sa globalité, comme dans ce plan pris en plongée totale depuis le mât d’un grand voilier, qui dévoile les pêcheurs d’espadon dans leur frêle embarcation. Montrant une grande variété de valeurs de plans, la caméra sert tantôt de loupe pour ausculter les gestes avec précision, tantôt de longue vue pour replacer l’action de l’homme dans un contexte plus vaste.
Du lever du soleil à son coucher, telle est la structure narrative très simple dans laquelle De Seta insère ses différents sujets qui se consacrent chacun à un événement de la société méridionale (la pêche à l’espadon ou au thon, l’éruption du volcan Stromboli, les fêtes de village…), comme pour rappeler que la vie est rythmée par la succession des saisons, des journées. Les blés qui battent dans le vent, le va-et-vient des flots, la neige qui tombe dans les montagnes ou la lave qui surgit du volcan en éruption : les nombreux plans météorologiques ou présentant des phénomènes naturels insistent sur la tout puissance de la nature. Cette prévalence des éléments sur les activités de l’homme se traduit également par le rythme des activités, par les nombreux temps morts qui font varier la cadence des gestes : temps de repos des marins qui attendent l’arrivée des poissons ou des paysans qui ont battu les blés. Le rythme s’accélère, à l’inverse, lors du fauchage des blés, ou de la mise à mort des thons pris dans les filets dans ce remake en couleurs de la mythique scène tournée par Rossellini dans Stromboli (1950). En dix minutes, De Seta parvient à créer à chaque film une forme concentrée de l’action, mais qui révèle pourtant toutes ses facettes. La bande-son n’est pas étrangère à cette sensation qu’a le spectateur d’être au cœur de l’action. A la fin de chaque journée de tournage, le cinéaste raconte qu’il écoutait les sons enregistrés dans la journée, et retrouvait ainsi l’atmosphère ressentie. Donnant à entendre les chants folkloriques, les bruits du travail dans la mine ou les sabots des chevaux sur les chemins caillouteux, la bande son s’interdit tout usage de voix off ou de musique additionnelle. Constitué uniquement de bruits, d’éclats de voix, de musique saisie en direct, ce son, retravaillé en postproduction, vient rehausser les effets de montage et contribue largement à donner à sentir les variations de cadence inhérentes aux activités filmées.
« Il n’y a rien, pourquoi filmer ? », disaient les villageois à Vittorio De Seta. Il est vrai qu’on est étonné, de prime abord, par le grand contraste entre la technicité d’un cinéma en couleurs très maîtrisé et la grande précarité d’existence des populations filmées. Mais, face aux plans très composés et largement mis en scène, on se rend compte que le cinéaste ne se contente pas de magnifier un mode de vie avant son extinction. Il fait participer ses protagonistes à l’élaboration de leur propre testament en les mettant à contribution, comme dans les magnifiques plans de Parabole d’or où les paysans lancent à l’aide de leur fourche les grains de blé sur l’objectif de la caméra, créant ainsi le mouvement, le scintillement des couleurs dans l’image. On comprend alors que pour De Seta, la précision des gestes, le respect du matériau de base revêtent la même importance dans les tâches paysannes que dans l’élaboration d’un film : ces fines pellicules dorées vont nourrir toute un population pendant une saison entière, et servent également de matière première à la composition du film. Si De Seta magnifie les sujets simples qu’il filme, c’est peut être qu’il perçoit son métier avec la même humilité, comme une succession de tâches manuelles, et qu’il se perçoit, lui aussi, comme un artisan.