En 1984, Robert de Laroche rencontre Arletty par l’intermédiaire de ses relations dans le monde de l’édition. Alors écrivain et journaliste dans le monde du spectacle, il la revoit à plusieurs reprises, rêvant d’enregistrer un entretien avec la comédienne charismatique. Son souhait se réalise en décembre 1984 dans l’appartement de la dame, 14 rue de Rémusat, dans le quartier d’Auteuil. Arletty, paroles retrouvées propose la transcription fidèle de ces échanges, dans lesquels Robert de Laroche s’est replongé près trente ans plus tard. Il en résulte un ouvrage simple et sincère, parcours nostalgique dans la carrière d’une figure majeure du cinéma français et international du XXe siècle.
Ne nous y trompons pas : il n’est pas question pour Robert de Laroche de produire un propos analytique ou de constituer une biographie détaillée. La démarche n’est clairement pas de proposer un ouvrage de fond, mais de partager de beaux souvenirs et des confidences. En ceci, c’est une réussite : on croit entendre Arletty, née Léonie Bathiat, dont le sens de la répartie et la mémoire fine demeurent vifs chez l’actrice de 86 ans. Arletty, paroles retrouvées mêle les souvenirs de la comédienne aux connaissances du journaliste, au fil d’échanges rendus intimes par la cécité d’Arletty :
« Dans ma main droite, le micro ; la gauche tenait une des mains d’Arletty : comment faire comprendre à quelqu’un qui ne vous voit pas et devine seulement votre silhouette que vous voulez la couper ? Très professionnelle, Arletty avait aussitôt accepté la convention ; je n’avais qu’à serrer son poignet quand je voulais prendre la parole. »
Les ressources orales de cet ouvrage demandent au lecteur de s’adapter à un dialogue faits de rebonds, de retours, d’hésitations. Mais la qualité de l’écriture tient aussi dans la fidélité à cette langue spontanée, dont la vivacité et le naturel restent entiers. La retranscription conserve la spontanéité de la rencontre et préserve l’intégrité des propos d’Arletty. Si Arletty, paroles retrouvées peut sembler pâtir d’une dimension anecdotique, l’ouvrage réussit à faire revivre l’énergie et l’intelligence de l’actrice. La valse des noms et des événements réactive en particulier la mémoire riche du théâtre et du cinéma français des années 1920 et 1930. Ce sont de belles pages d’histoire culturelle que ces entretiens permettent de revisiter, par l’évocation de grands noms du spectacle (Dranem, Gaby Morlay, Jacqueline Delubac, Sacha Guitry, Marcel Carné, Jean Boyer et tant d’autres) et de temps forts de la production cinématographique (comme les débuts du cinéma parlant et les collaborations franco-allemandes dans les studios de la UFA dans les années 1930).
Le livre se décompose en six chapitres, correspondant aux durées des entretiens successifs : « La voix dans le grenier », « L’Auvergnate de Courbevoie », « L’école de théâtre », « Apprivoiser le cinéma », « Les années Prévert-Carné », « Une seconde carrière ». Robert de Laroche explore avec Arletty tous les temps de son histoire personnelle, de son enfance à son adolescence tourmentée, ses débuts de mannequin, son passage dans le music-hall, son arrivée presque impromptue dans le cinéma, son parcours d’actrice, sa capacité à se renouveler… La transcription permet de sentir l’émotion vibrante de la rencontre, tout comme les connaissances fines de Robert de Laroche au sujet de son interlocutrice. Mais l’intimité des entretiens noue aussi ses limites. L’empathie pour la grande dame et le respect évident qu’elle fait naître ne permet pas d’aborder tous les aspects de son parcours. Alors que Robert de Laroche multiplie les anecdotes sur les jeunes années d’Arletty, il fait l’impasse sur la période de la Seconde Guerre mondiale et les épreuves vécues par Arletty suite à sa relation avec un officier allemand, dont on ne peut occulter l’influence sur sa carrière. L’affection du journaliste pour son interlocutrice explique cette réserve respectueuse, mais la lacune apparaît comme une contradiction par rapport au projet d’entretiens parcourant toute la vie d’Arletty de sa naissance à 1984, avec moult détails intimes sur sa vie personnelle (famille, amis, rencontres marquantes…).
Au-delà de cette réserve, le côté nostalgique de la retranscription fonctionne à plein régime. La lecture donne l’envie irrépressible de se replonger dans la filmographie complète d’Arletty, et non dans les seuls Enfants du paradis, actuellement en salles et honoré à la Cinémathèque jusqu’au 27 janvier 2013. L’ouvrage contient un livret central de photographies, ainsi que des portraits d’Arletty en début des chapitres. Ainsi les illustrations ne parasitent pas le déroulement de la lecture, mais l’accompagnent avec élégance. Tous ceux qui ont un jour vibré en admirant Arletty à l’écran apprécieront de lire ces pages sans prétention mais riches de références culturelles.