Si la Nouvelle Vague fit bien de dépoussiérer le cinéma français en lui insufflant un rythme nouveau, certains de ses théoriciens (François Truffaut, pour ne pas le citer) n’ont pas toujours fait preuve de clairvoyance en reléguant l’immense Marcel Carné et son œuvre du côté du « cinéma de papa » vieillot et ringard. Comment est-il possible de ne pas voir dans Les Enfants du paradis le sommet de l’art cinématographique dans tout ce qu’il a d’universel et d’atemporel ? Voici un film dont la poésie continuera de toucher des générations entières sans craindre d’être dépassé par des créations nouvelles. Car comme le dit si bien Prévert, « c’est vieux comme le monde, ça, la nouveauté !»
Les lectures proposées par Les Enfants du paradis, comme tout chef d’œuvre qui se respecte, sont infinies. Certains y voient souvent, à l’image des Visiteurs du soir, le reflet d’une France résistant à l’occupant, malicieusement détourné du regard de l’ennemi grâce à une histoire placée dans des temps plus anciens. Marcel Carné eut effectivement maille à partir avec des conditions de tournage à la limite de l’insupportable : réquisitions, privations, surveillance de la Gestapo, arrestations… Deux techniciens, Alexandre Trauner et Joseph Kosma, durent même travailler dans la clandestinité. Mais on est en droit de préférer une lecture moins circonstancielle, moins politiquement engagée de ces Enfants, plus simple, ou peut-être plus immédiate : celle de l’illusion amoureuse, de l’amour fou et déraisonné, aussi vrai sur une scène de théâtre qu’il peut l’être dans la vie.
« Je m’appelle Garance. C’est l’nom d’une fleur », dit Arletty à Frédérick Lemaître alors qu’elle le croise pour la première fois sur le Boulevard du Crime, vaste avenue grouillante de monde où s’égosillent bonimenteurs et comédiens en tous genres pour attirer le chaland, où se mêlent l’artifice de la pantomime et la vie de tous les jours que cet art imite si bien. Cette « fleur » qui se promène parmi les foules n’est pas une femme comme les autres, mais l’idéal féminin, la beauté, la « vérité » nue qui se dévoile dans une baignoire, immobile, contemplant son visage dans un miroir. « Je ne suis pas belle, je suis vivante, c’est tout », clame Garance. Aucun des quatre hommes qui vont se battre pour elle ne la comprennent vraiment : voici qu’on cherche à la statufier, telle une déesse grecque, croisement entre Aphrodite et Athéna, à faire d’elle le symbole d’un combat ou à l’emprisonner dans des robes trop serrées. Un calvaire pour cette femme avide de liberté, qui retourne à l’anonymat de la foule lorsqu’elle sent que l’amour n’est plus aussi simple qu’elle le voudrait…
Garance est unique, insaisissable : d’ailleurs, elle est l’un des seuls personnages des Enfants du paradis dont la vie, menée au gré des circonstances et de ses envies, ne se dédouble pas sur la scène du théâtre. « Je suis comme je suis », explique-t-elle au mime Deburau qui voudrait l’interpréter, lui donner une personnalité qui n’est pas la sienne. Garance n’a pas besoin de se dissimuler. Les hommes qui l’entourent de son affection, eux, se réfugient derrière des masques, à commencer par Baptiste, l’homme blanc, créateur de la figure du Pierrot lunaire, qui exprime ses angoisses et sa passion amoureuse non consommée dans la pantomime ; la scène est son espace de liberté, celui où les rêves et les cauchemars se concrétisent. L’anarchiste et criminel Lacenaire, dissimule sa vilenie derrière des manières de gentleman ; Frédérick Lemaître, quant à lui, se nourrit de l’expérience de la vie quotidienne pour enrichir ses rôles, une sorte d’Actors Studio avant l’heure…
Que la scène traduise la vie ou que la vie ressemble à la scène est une idée vieille comme le théâtre : qui se regarde dans le miroir et où est le reflet ? Quand Frédérick, en Othello fou de jalousie, étrangle Desdémone, parle-t-il en son nom ou en celui de son personnage ? S’adresse-t-il à Garance ou à un public anonyme ? Jéricho, le vendeur de fripes et mouchard détesté par Baptiste, a‑t-il raison d’être offusqué quand un acteur lui ressemblant comme deux gouttes d’eau est tué sur scène par le mime ? Le rideau qui s’ouvre au début du film puis se ferme à la fin est une évidente mise en abyme de l’art comme image biaisée et pourtant plus proche de la réalité que la réalité elle-même. Les héros des Enfants ont bien existé, ce sont des personnalités de la France des années 1820 – en ce qui concerne du moins Frédérick Lemaître, Lacenaire et Deburau –, et Prévert s’amuse d’ailleurs à de délicieux clins d’œil, invoquant Théophile Gautier, Shakespeare ou même Ingres : « Je posais pour Monsieur Ingres. À ses moments perdus, il jouait du violon », déclare Garance. Ce qui transparaît sur l’écran n’est pourtant pas une copie de la réalité, mais la création unique de l’imagination du poète, du regard du cinéaste et de l’interprétation des comédiens. La seule vérité, en quelque sorte.
Les Enfants du paradis est l’apogée de la collaboration Carné/Prévert, du cinéaste qui savait se mettre au service du texte, et du poète qui avait tout compris au cinéma. Rarement des dialogues ont autant acquis d’intensité visuelle, dans un film où la voix (par le biais du théâtre shakespearien invoqué par Frédérick Lemaître) cherche à s’imposer par rapport au geste (la pantomime de Deburau). « Vos gueules, là-haut, on n’entend plus la pantomime », hurlent les spectateurs de l’orchestre au « paradis », placé tout en haut du théâtre. Voici résumé le plus brillant paradoxe du film : hommage à un art où la règle d’or était de ne pas ouvrir la bouche (ainsi le directeur des Funambules impose-t-il une amende à quiconque se permet le moindre bruit), Les Enfants du paradis concentre les plus belles et les plus justes répliques de toute l’histoire du cinéma français, interprétées avec passion par les comédiens les plus représentatifs de l’art du dialogue « réaliste poétique ». Tournent alors dans un fabuleux kaléidoscope une succession d’images – celle du sourire lumineux d’Arletty, des mimiques délicates de Jean-Louis Barrault, des yeux emplis d’amour de Maria Casarès – au son des éclats de voix de Pierre Brasseur et des ricanements de Marcel Herrand, comme si tout cela ne devait jamais s’arrêter. Les Enfants du paradis ou l’envoûtement du cinéma.