Dans cet excellent livre sur le cinéma et ses rapports avec l’anthropologie, foisonnant et remarquablement intelligent, Thierry Roche développe une étude comparée de deux disciplines. Plus qu’une étude cinématographique de Blow Up d’Antonioni, et plus qu’une analyse de films ethnologiques, ce livre est un véritable manifeste pour une création cinématographique nouvelle.
Le projet de tirer le cinéma vers d’autres domaines des sciences humaines (psychanalyse, sociologie, littérature, philosophie) n’est pas nouveau, mais il est rare de voir des études qui ne se rabattent pas sur les spécificités même du cinéma, le réduisant au pire à un objet illustratif, au mieux (et parfois brillamment) en examinant ses fondements psychologiques, sociologiques etc. à l’œuvre. Mais sur ce que peut le cinéma, pour une discipline donnée, peu de penseurs se penchent. Godard comparait le cinéma à un instrument scientifique : il y a le microscope (pour l’infiniment petit, ou plutôt, le trop petit pour être vu), et le télescope (pour le trop grand ou le trop lointain) ; à l’échelle humaine, nous avons le cinéma, qui permet aussi de voir, par le biais de son appareil, la caméra, ce qui ne peut être vu à hauteur d’homme. C’est exactement ici le propos de Thierry Roche : montrer ce que le cinéma peut apporter à l’anthropologie, dont il interroge (avec Evans-Pritchard, dans la conclusion) la pertinence en tant qu’art (art/science de l’homme, d’où ses liens avec le cinéma).
Le livre de Thierry Roche est double : à chaque chapitre d’étude de Blow Up répond un chapitre sur des films anthropologiques. L’auteur ne cherche jamais à fondre son propos, et mettre tous les films sur le même plan. C’est au contraire par une analyse de détails (un chapitre passionnant, p.79, s’attache d’ailleurs à cette notion de détail), que s’ébauche la définition d’un cinéma anthropologique. Thierry Roche crée (avec l’aide de penseurs convoqués, notamment Merleau-Ponty) des idées applicables dans sa discipline, pas des lignes directrices, des choses à faire, mais des nuages de points pertinents. Ainsi se développent les analyses de concepts : ceux de distance (trouver la bonne distance, rester à distance, distance de perception), de fiction, de cadre et de hors-champ, de détails (dans leur mode de visibilité, dans leur rapport au sens), d’intervalle (le vide, le creux, l’écart, le jeu).
Le propos est humaniste, et le cinéma comme l’anthropologie peuvent être définis comme des humanités, un rapport à l’autre, qui est en fait une question plus générale de rapport au sens. Un sens qui se construit, non sur le mode d’une scientificité soit disant objective, mais au contraire via une expérience sensible, qui inclut le regard de tous les acteurs d’un film : « Le confort du spectateur n’existe pas pour Vertov, le film et sa compréhension sont le fruit d’un travail construit à plusieurs. Chacun est responsable de sa part, le réalisateur, le spectateur, les “acteurs” du film, l’image enfin […]. » Nous ne saisissons pas le réel, comme Roche l’explique dans sa conclusion, nous le traduisons, et « l’anthropologie, “science molle”, doit cesser de vouloir chasser sur les terres des sciences dites dures, mais au contraire optimiser cette mollesse. » (p.121)
L’auteur construit donc une sorte de manifeste, ce qu’il appelle un projet, pour un cinéma anthropologique qui, plutôt que de suivre l’esthétique (puisqu’il s’agit aussi de cela) des documents, devrait suivre celle d’un cinéma de fiction. Roche montre très justement qu’un environnement n’est pas un ensemble de détails, plus ou moins signifiant : un plan fixe sur un paysage environnant une personne filmées montre beaucoup (et l’on pense, sans que l’auteur en parle, au travail des Straub) : la nature respire, l’environnement tient aussi aux bruissements des feuilles au loin, et à la lumière qui change. Voici la supériorité documentaire du cinéma sur la photographie : non pas saisir un cliché (si juste soit-il), mais s’éloigner du fantasme de la précision, s’avancer vers un flou ou plutôt une multiplicité où tout n’est pas maîtrisé, mais où justement peut apparaître les rapports qui s’inscrivent au sein du film.
Le fait de filmer implique soi et l’autre, accepter le flou, et se reconnaître en tant que participant, et non personne extérieure qui laisserait le réel intouché, évite la tentation colonisatrice de maîtriser le sens, de l’imposer à l’autre. Le détour par la fiction est donc important, sinon nécessaire à l’étude ethnographique par le biais du cinéma. Par son étude de Blow Up, analyse cinématographique très proche du film (nous tenons à insister sur ce fait), Roche nous fait découvrir à quel point ce film est riche d’une véritable intelligence cinématographique, à quel point il pousse les spécificités du cinéma et en fait le sujet principal du film. Ce n’est pas Blow Up qui est un exemple à suivre pour les films ethnographiques, mais la pensée qu’il produit.
Cet ouvrage remarquable, foisonnant d’idées, clair et bien « accompagné » (les idées extérieures, souvent tirées de philosophes, sont très à‑propos et lumineuses), a le mérite de proposer un projet de pensée et de travail, tiré d’une analyse cinématographique très juste. Le manifeste de Thierry Roche devrait être en réalité celui de tout cinéaste, tant c’est sur les fondements du cinéma qu’il se base (et non seulement sur ceux de l’anthropologie). Il faudrait presque le prendre comme un manuel, sensible et passionné, pour regarder mieux, et l’offrir à tout jeune cinéaste.