Pour beaucoup, Blow-Up est un film culte. Mais ceci pour plusieurs raisons: pour le film lui-même, et pour le milieu dans lequel il se déroule, c’est-à-dire le «Swinging London», le Londres psychédélique de la fin des Sixties. Mais à chaque fois que l’on souhaite faire des généralités avec les films d’Antonioni, on passe toujours à côté de l’essentiel. En effet, dire de ce film qu’il symbolise le Swinging London est aussi réducteur que de lire le cinéma d’Antonioni à la seule lumière de l’incommunicabilité, formule toute faite qui est certes importante, mais dont le monopole est depuis longtemps remis en cause, que cela soit par Deleuze ou Philippon. Car ces termes définitifs font de l’ombre à un cinéma d’une complexité et d’une profondeur admirables. Car Blow-Up est le genre de film que l’on peut voir et revoir des centaines de fois. Un film casse-tête, un labyrinthe qui offre à chaque vision des surprises, des interrogations, des secrets, et que des cinéphiles psychopathes connaissent par cœur, plan par plan.
Parlons-en, justement, de ce qu’on nomme le plan! Un film, chez un Fritz Lang, va du point A au point B, du début à la fin. Chaque plan appelle l’autre et l’ensemble forme une chaîne fatale, d’une logique immanquablement tragique. Vous êtes pris par la main au début et lâché à la fin. Dans Blow-Up, c’est exactement le contraire: le film va du point 0 au point 0. Chaque plan annule l’autre, comme l’amnésie du plan précédent. Le rapport du spectateur au temps est tout simplement inouï. Difficile de savoir où l’on est, ce qui se passe. Notre attention est prise par de multiples détails, mais l’ensemble nous échappe. Tous les repères volent en éclats. Pourquoi tout cela? Tout simplement pour que le spectateur éprouve un sentiment de vertige, une désorientation totale.
Par exemple, au début, le personnage principal achète une hélice d’avion chez un brocanteur. Ne pouvant la transporter lui-même, il demande qu’on la lui livre à domicile. Plus tard, celle-ci arrive à un moment où on ne l’attendait plus. On l’avait presque oubliée. Quand elle réapparaît, le spectateur a l’impression de retrouver la mémoire, de faire un lien entre le passé et le présent. L’addition d’un temps à un autre va peut-être apporter une réponse, une solution. Mais non! L’hélice est là, face à nous, imposante et étonnamment étrange. Elle est face à nous comme un ready-made de Duchamp, un objet baignant dans une absence totale de sens. Bien sûr, notre personnage est photographe et cet objet servira d’accessoire dans on ne sait quelle photographie. Mais parce qu’il n’y a pas plus de futur que de passé, cette hélice n’est qu’une nature morte.
Il ne semble donc n’y avoir aucun lien entre les plans, aucune construction. Notre personnage passe d’un plan à un autre comme d’une action à une autre. Il est très vif, énergique, se déplace tout le temps, franchit des portes, prend sa voiture. Tout ce qu’il va faire, dire, voir ou écouter, tout cela semble voué à l’oubli. Il n’y a pas de conversation. On passe d’un centre d’attention à un autre. L’expression « nouer une intrigue » est intéressante. Car pour qu’il y ait un nœud, il faut que deux extrémités se rejoignent. Il faut qu’il y ait rencontre entre deux éléments. Or, dans Blow-Up, cela ne sera jamais le cas. Antonioni suggère des nœuds mais n’en noue aucun. Nous n’avons pas à suivre une intrigue. Nous sommes bercés par les images du début à la fin, grâce à une mise en scène et une photographie admirables. Nous n’avons pas besoin de savoir qui est qui et qui fait quoi. Il n’y a pas de message.
Pourtant, il y a comme qui dirait une histoire. Notre photographe a, dans un parc, pris des clichés d’un homme et d’une femme. Celle-ci l’ayant vu, elle le supplie de lui donner les négatifs. Il l’invite à venir chez lui les récupérer. Mais avant de les lui remettre, il a pris soin de les développer, et les tirages qu’il effectue lui réservent une drôle de surprise: agrandissant un détail, il remarque qu’un homme, caché dans un buisson, braque un pistolet sur le couple. Mais en observant attentivement, il a l’impression que la femme sait que le tireur est là et que celui-ci est sans doute son complice. C’est donc grâce à la photographie, c’est-à-dire l’arrêt du temps, qu’une intrigue semble se nouer. Alors que depuis le début du film nous passons d’un plan à un autre sans que rien ne semble prendre corps, les photographies face à nous focalisent notre attention, nous font sortir d’une torpeur étrange. La photographie extrait un fragment du monde. Nous constatons que quelque chose a eu lieu. Arrêt du temps et réflexion sur le temps. C’est en observant les différentes photos que notre homme prend conscience que quelque chose est advenu. C’est en reliant ces différentes photos, c’est-à-dire en faisant un genre de montage, que le sens semble naître. Ce qu’il fait avec les photos, c’est ce qui est généralement fait dans un film.
Mais ce qui fait l’étrangeté et l’originalité du film ne se retrouve pas uniquement dans l’enchaînement des plans, mais dans les plans eux-mêmes et dans la façon dont ils s’approprient l’espace. Si le Londres psychédélique est vécu comme un rêve, un cauchemar, comme le règne des apparences, des illusions, c’est qu’Antonioni a choisi de montrer une ville quasi déserte grâce à des plans larges faisant la part belle à de grands espaces vides ou structurés par des lignes fuyantes qui accentuent la profondeur de champ. Cette radicalité dans le choix des cadres est manifeste dès le début, dans la façon de photographier des immeubles modernes et des maisons anglaises traditionnelles. Mais Antonioni, s’il sait mettre en avant la profondeur, sait aussi écraser la perspective grâce à des prises de vue en plongée. Par exemple, dans la parc, le choix d’opter pour des plans larges en plongée met en valeur le vert de l’herbe et de la végétation. Ce type de point de vue annule la bipartition entre ciel et terre, et fait du vert un genre de toile de fond qui recouvre toute la surface du cadre. D’où l’impression étrange qu’ont les déplacements du photographe à l’intérieur de cet espace et le profond sentiment de désorientation qu’éprouve le spectateur.
Étrange et riche, Blow-Up n’est pas le film d’une époque qui aurait mal vieilli. Ce n’est pas non plus un film qu’il faut lire à travers le seul angle d’approche de l’« incommunicabilité ». Non, c’est avant tout le film d’un homme, d’un artiste à un moment donné de sa vie. Et si ce film bouscule nos habitudes de vision en convoquant en nous des sensations inédites, c’est qu’Antonioni lui-même se pose des questions sur son cinéma, sur son parcours de cinéaste. Pour Alain Philippon, Blow-Up « est, de tous ses films, le plus auto-réflexif, le plus théorique. […] Antonioni y faisait le point de son propre parcours dans le monde et dans le cinéma à un moment donné de son itinéraire. »