Cinéma et musée, une relation en plein essor
S’il fallait énoncer un art en apparence étranger au musée, réfractaire à l’intégration au sein de celui-ci, c’est sans doute au cinéma que l’on songerait en premier lieu. En effet, la notion de « cinéma », contrairement à ce qui advient pour les autres arts, ne désigne pas uniquement une forme artistique ou un mode opératoire, mais également un emplacement, un lieu d’exposition garant d’une véritable autonomie.
Pourtant, au cours des vingts dernières années, le phénomène de la « migration des images » – à savoir l’exposition croissante au sein des musées de matériaux filmiques et vidéographiques – invite à contester cette dichotomie apparente pour envisager les relations possibles qui lient les deux « entités » dont il est question.
Une telle démarche quitte la conception canonique du musée comme espace d’exposition et du cinéma comme objet exposé, pour voir au sein du premier un ensemble dynamique de « fonctions muséales », où s’entrecroisent l’archive, la sélection, la mise en scène, et, dans le second, un lieu où ces mêmes fonctions peuvent faire l’objet d’une réappropriation aussi bien que d’une interrogation critique. Telle est la démarche adoptée par Cinéma Muséum, ouvrage s’intéressant au musée d’après le cinéma, où le terme en vient à signifier aussi bien la spécificité du regard cinématographique sur le monde muséal que l’examen du potentiel muséologique propre au septième art.
Du patrimoine à la médiation
L’ouvrage articule onze interventions (dont une interview) en trois parties fondamentales : Patrimoine imaginaire « La mise en scène de l’art : à rebours », « Agora : médiation, subversion ». Cette tripartition est envisagée de la manière suivante par les auteurs : un premier temps consacré à l’exploration du cinéma comme « lieu où se pose la question du patrimoine cinématographique », un second ayant pour objet la dimension critique du regard porté par les films sur l’exposition – et donc la « mise en scène » – muséale, un troisième temps, enfin, focalisé sur la réappropriation (mais aussi le questionnement) par le cinéma de cette médiation qui constitue l’un des rôles définitoires du musée.
Diversité des perspectives théoriques
Balisée par ce triple champ d’interrogation, se déploie une suite d’articles d’une densité étonnante, multipliant les perspectives d’étude. Témoins de cette diversité d’approches, les deux textes initiaux consacrés à Cinéma Muséum de Mark Lewis, œuvre où le vidéaste met en scène une visite guidée dans la collection de Ronald Grant, cinéphile passionné ayant accumulé sa vie durant une foule d’objets cinématographiques en tout genres. Le premier écrit aborde le film comme espace muséal, examinant la manière dont celui-ci réussit à créer un patrimoine cinématographique aussi bien par la récupération d’objets visuels ayant fonction de vestiges que par le biais d’une « promenade labyrinthique » qui évoque les couloirs de La Jetée et les déambulations de L’Année dernière à Marienbad. Quand au second, il se consacre à la spécificité du point de vue de la caméra sur cet étrange musée: en effet, la perspective changeante de celle-ci donne forme à un véritable regard sans sujet, « ciné-œil » s’émancipant des contraintes de la visite et du guide pour poser sur le musée un regard libre, ironique et neuf, faisant alors se succéder à la métaphore d’un cinéma observant son propre tombeau celle d’un regard cinématographique ranimant par son dynamisme ce qui ne serait autrement qu’accumulation pétrifiée d’objets.
Pour un concept de cinéma élargi : cinéma, musée, art contemporain
Plus largement, on constate la richesse des objets artistiques et des références théoriques mentionnées, embrassant aussi bien le cinéma (Chris Marker, Brian De Palma, Jean-Luc Godard parmi d’autres) que l’art contemporain et la vidéo (Tony Smith, Duchamp, Fabrice Lauterjung, Mark Lewis…). Ainsi Evgenia Giannouri explore-t-elle dans la première section le potentiel cinématographique de l’architecture, interrogeant le musée de l’Acropole à la lumière de la fameuse phrase d’Eisenstein (fils d’architecte par ailleurs) qui voyait dans celle-ci « le modèle le plus parfait d’un des films les plus anciens », quand Clara Schulmann s’intéresse dans la seconde au pouvoir fantasmatique et sidérant des black boxes de Tony Smith, ainsi qu’à la « théâtralité » de ces objets, proches parents des fameux white cube qui constituent le lieu obligé de toute exposition filmique au musée.
Une critique du musée, dans et par le cinéma
À la richesse des propositions s’ajoute l’insistance sur le potentiel critique du cinéma dans son rapport à une institution muséale qu’il contribue à examiner et redéfinir. Cette approche peut toucher à des problématiques d’ensemble, comme c’est le cas dans l’examen par Bruno Nassim Aboudrar (seconde section) du caractère anachronique de l’art vidéo au musée, dont les multiples aspérités (inconfort des black boxes, absence de synchronisation contraignant le spectateur à une vision parcellaire…) semblent signer la dimension réfractaire aux dogmes de synchronisation temporelle, de lisibilité et de confort qui caractérisent la contemporanéité dans l’art.
Elle investit également le principe d’exposition en lui-même, comme le fait Jennifer Verraes en décryptant dans la course des personnages de Bande à part la mise à nu du mécanisme fondamental du musée en tant que « dispositif concurrentiel […] où sont rassemblés les lauréats d’une compétition symbolique invisible, mais tout à fait réelle » : le sprint des personnages vaut pour la course à la postérité dont témoignent les œuvres.
Elle touche, enfin, à la logique de médiation cinématographique, ce que montre Teresa Faucon à travers l’analyse de Things That Mean Things and Things That Look Like They Mean Things de Ryan Gander, making-of d’un autre film, The Magic and the Meaning, consacré au « geste créateur », et mettant en scène des élèves en train de dessiner d’après les maîtres, le tout ponctué d’anecdotes racontées par l’artiste. Or, Things that Mean Things… révèle progressivement le caractère fictionnel de ce premier film : la fiction s’avère alors le biais par lequel Gander réussit à démystifier tant la figure romantique-nostalgique de l’étudiant en art apprenant dans le musée que la logique explicative – octroyant un véritable statut oraculaire à la parole de l’artiste – qui domine l’appréhension des œuvres aujourd’hui.
Ces quelques descriptions en témoignent : Cinéma Muséum choisit d’ouvrir le champ d’une réflexion qui tienne compte de la multiplicité des possibilités d’agencement entre cinéma et musée. L’ouvrage propose ainsi une redéfinition dynamique de ces deux termes, identifiant par devers l’objet ou le lieu les fonctions qui le définissent. D’où une circulation incessante entre cinéma, problématiques muséologiques et art contemporain, moins dispersive qu’il n’y paraît au premier abord, puisque les contributions tirent leur force des nombreux recoupements et relations « téléscopiques » se jouant d’un bout à l’autre du livre. L’espace qui en résulte est un espace stratifié, exigeant du lecteur une liberté de parcours, une démarche personnelle de « montage » et de sélection critique. Cette déambulation qui s’offre à lui semble parfaitement cohérente avec l’intention première de l’ouvrage, à savoir la mise au jour d’un champ critique encore trop peu exploré, ainsi que des multiples héritages – cinématographiques, plastiques, conceptuels – qui l’animent.