Valse avec Bachir, le « documentaire d’animation » d’Ari Folman élu film de l’année 2008 par la rédaction de Critikat, nous fait voyager quarante-six ans en arrière dans le temps pour retrouver avec beaucoup d’émotion La Jetée (1962), œuvre mythique et adulée de Chris Marker. Ces deux expériences filmiques profondément originales sont en effet portées par des thèmes et par un caractère formel étonnamment similaires, les préoccupations majeures des années 1960 (apocalypse nucléaire, « anticipationnisme ») étant relayées dans Valse avec Bachir par celles de l’époque contemporaine (conflits religieux, terrorisme, éthique et responsabilité collective, etc.).
Chris Marker et Ari Folman s’intéressent tous deux aux rôles que jouent la mémoire et le temps chez les victimes d’un traumatisme. Pour ce faire, ils ont construit leurs deux films autour d’un souvenir fondateur (scène sur la jetée d’Orly, baignade nocturne sur la plage de Beyrouth) que leur personnage principal tente d’éclaircir et dont on ignore à quel point il est altéré par l’imagination. Comme dans La Jetée, Ari Folman effectue des voyages dans le temps, en se replongeant mentalement en pleine guerre quelque vingt-cinq ans en arrière (laps de temps qui doit être à peu près identique à celui que parcourt l’homme de La Jetée lorsqu’il fait le chemin inverse entre temps de guerre et temps de paix pour rencontrer son « amie »). Comme dans La Jetée, Folman essaie de reprendre pied dans le monde de l’époque, guidé par les bribes de sa mémoire, décrochant de temps en temps pour revenir dans le présent. Il parvient enfin, au fil des interviews, à forcer les portes du « musée de sa mémoire » et à se réapproprier cette période traumatique de 1982, à l’instar de l’homme de La Jetée qui finit par comprendre le drame refoulé qui s’est produit à Orly lors de son enfance. Mais cet exercice d’introspection est périlleux. Le narrateur de La Jetée parle d’« arrachement au temps présent » et note qu’il est impossible de « naître adulte » dans un autre temps, confirmant par là un des propos de Valse avec Bachir : il est malheureusement plus facile de traverser un conflit en tant que soldat à la sortie de l’adolescence que de s’y replonger une fois adulte.
Les deux œuvres portent également une réflexion sur la guerre et ses atrocités comme contrepoids à la question de l’engagement pour des idéaux ou des forces politiques qui dépassent l’individu. Et dans les deux cas la conclusion est identique et sans appel : l’abandon de tout contrôle sur soi est nécessaire pour survivre psychologiquement à court terme, mais il est impossible d’échapper aux forces traumatiques sur le long terme (retour du souvenir refoulé pour Folman, assassinat par ses tortionnaires alors qu’il essaie de s’enfuir dans le temps pour l’homme de La Jetée).
C’est leur forme atypique (roman photo pour Marker et animation pour Folman) qui confère aux films leur poésie et leurs harmonies plastiques marquantes, que ce soit avec les magnifiques scènes nocturnes mordorées de Valse avec Bachir ou avec le noir et blanc glaçant et apocalyptique de La Jetée. Ces formes visionnaires contribuent de manière essentielle aux propos des deux films et permettent accessoirement aux réalisateurs de s’affranchir de contraintes matérielles fortes (limitation relative aux images d’archives pour évoquer la guerre au Liban, problème pour filmer un Paris détruit). Dans La Jetée, les scènes ne sont pas diluées dans leur propre durée, mais concentrées dans les images fixes. Tout le film n’est qu’une succession de moments forts, chacun étant souligné par une durée choisie au montage et par un cadre constamment optimal car libéré des contraintes de raccords. Chris Marker reproduit ainsi le mécanisme de la mémoire, qui recrée un scénario congruent à partir de quelques impressions-repères. Il est d’ailleurs intéressant de noter que ce n’est pas son absence de mouvements mais principalement son absence de dialogues et de couleurs qui distingue dans nos mémoires La Jetée d’un film « classique », les souvenirs visuels étant par essence des « images fixes ». L’animation de Valse avec Bachir est également parfaitement adaptée à la représentation du souvenir, car elle rappelle que la scène montrée à l’écran n’est pas réalité mais qu’elle a été – tout comme les rêves – transmutée par la mémoire. Le film reflète ainsi précisément la place que chaque évènement – aussi mineur et insignifiant soit-il – occupe dans les pensées des personnages après être passé par le filtre de leurs fantasmes, de leurs préoccupations présentes et de leurs réflexes culturels.
Ari Folman suit également les traces de Chris Marker (qui a introduit quelques battements de cils « animés » dans La Jetée) lorsqu’il abandonne les images de synthèse lors d’une très courte séquence et utilise des images vidéo des massacres de Sabra et Chatila. On peut y voir le souhait des deux réalisateurs de représenter le désir irrépressible de réalité et de vérité de leurs personnages confrontés aux incertitudes de la mémoire, ou tout simplement l’envie de ne pas s’enfermer dans un jusqu’au-boutisme formel. Les deux œuvres vont même jusqu’à partager plusieurs éléments symboliques. L’aéroport tout d’abord, qui incarne la possibilité – toute proche mais si inaccessible – de s’évader, de fuir ses traumas. Ari Folman voudrait s’extirper de son identité de soldat israélien pour rejoindre ce territoire neutre et uniformisé de l’aéroport et gagner l’une des nombreuses destinations du tableau d’affichage comme un voyageur anonyme. L’homme de La Jetée, lui, tente d’échapper – sans succès – à ses bourreaux et de prendre un nouveau départ avec celle qu’il aime sur les toits d’Orly, qui le faisait rêver lorsqu’il était enfant. Le soleil voilé ensuite, qui baigne la jetée d’une lumière suffocante et que l’on retrouve dans Valse avec Bachir, pour évoquer la mémoire qui s’efface, le côté obscur de la nature humaine, et annoncer les catastrophes à venir.
Mais si les perspectives offertes par La Jetée sont quelque peu pessimistes – la perte du sens de la vie après la destruction étant fortement soulignée par la double réduction des images fixes et du noir et blanc –, Valse avec Bachir est tout entier porté par la reconquête du sens et permet de se projeter à nouveau vers l’avenir. Ou devrait-on dire vers le futur ?