Il est toujours étonnant de constater que le cinéma, art né en France, et la mode, qui a trouvé sa capitale à Paris, se rencontrent si rarement dans l’édition française. Il n’y a qu’à parcourir la bibliographie clôturant le livre de Véronique Le Bris pour s’en souvenir. Sa maigre section « Ouvrages sur la mode et le cinéma » favorise nettement les livres étrangers. Car hormis de rares tentatives, parfois déjà bien anciennes (En habillant les vedettes de Georges Annenkov date de… 1951), les ouvrages français sur le couple fashion et septième art tendent à déserter les rayons de nos librairies. Ne parlons même pas de la recherche universitaire qui, il ne faut pas se le cacher, renie largement et à quelques exceptions près du côté des historiens, la frivolité apparente, bien qu’essentielle, de la mode. Pour réfléchir plus sérieusement sur le sujet, il faut se pencher du côté anglo-saxon ou fouiner dans les biographies d’actrices, jamais avares d’anecdotes sur leur relations avec leurs couturiers fétiches. En France, il faut attendre les catalogues d’expositions (L’Élégance française au cinéma, au musée Galliera en 1988) ou les beaux livres sur les stars (Stars en Dior, Jérôme Hanover, 2012).
S’intéressant exclusivement aux actrices, le livre de Le Bris édité aux Cahiers du Cinéma ne fait pas exception. Elles sont quarante-six, de Louise Brooks à Uma Thurman, à défiler chacune leur tour, le long des pages richement illustrées de photos de films et tournages. On regrette donc, a priori, de ne pas y trouver certaines grandes figures masculines qui auront marqué de leur looks leurs générations et les suivantes : John Wayne et la révolution du jean, les bad boys James Dean et Marlon Brando, Richard Gere en American Gigolo tout d’Armani vêtu ou la bande de Reservoir Dogs habillée par Agnès B.
Féminin pluriel
Ce choix éditorial ne s’explique pas simplement par le fait que Le Bris, journaliste et critique cinéma, est la fondatrice du site cine-woman.fr, premier web-zine féminin sur le cinéma. Il décline le féminin en autant de styles qui ont su rapidement nuancer le clivage limité mais tenace, à Hollywood, entre la sainte et la salope. La vamp, la garçonne, la femme fatale, le sex-symbol, la pin-up, l’androgyne, la BCBG, la femme-enfant, la girl next door… sont autant de genres mais, surtout, d’identités rendues disponibles par le grand écran, avant même la presse féminine, auxquelles s’identifier. Et autant d’acceptions de la beauté à travers le XXe siècle et le début du XXIe siècle : espiègle, raffinée, sulfureuse, ingénue, sensuelle, décontractée, mystérieuse, glamour surtout.
Par delà la simplicité de son agencement chronologique qui, en quatre chapitres (« Les années folles », « L’après-guerre », « Le glamour du prêt-à-porter », « Les années 1980 à nos jours »), et malgré la concision des petites biographies forcément orientées mode, truffées d’anecdotes, qui le composent, Fashion & Cinéma dessine en filigrane une histoire de la création. Non pas simplement celle qui définit le travail même du couturier, mais celle qui fabrique le féminin, entre construction, expérimentation et insoumission. On le sait, les studios hollywoodiens étaient de véritables usines à icônes où de jolies comédiennes devaient se soumettre à leurs exigences canoniques pour être star. L’hispanique Margarita Carmen Cansino dut ainsi mincir et se teindre en rousse pour devenir Rita Hayworth. Même en Italie, Silvana Mangano fut modelée par son producteur de mari, Dino De Laurentiis, et ses costumiers, pour passer des rôles de paysannes à ceux de la bourgeoise troublante. Après Jean Harlow, toutes les blondes écervelées n’étaient pourtant pas de pures créatures, mais surent être leur propre pygmalion, aidées de leurs costumiers, pour sublimer les codes en vigueur. On songe à Marilyn Monroe bien sûr, ou à l’indépendante Mae West, qui inventait sa propre extravagance de plumes et fanfreluches (et écrivait elle-même ses scénarios).
Le cinéma, même au sein de l’avènement du glamour outre-Atlantique, fut aussi un véritable laboratoire où expérimenter de nouvelles féminités. Le raffinement de Louise Brooks, l’ambiguïté de Marlene Dietrich, aussi à l’aise en smoking qu’en robe à strass, l’humour sophistiqué de Claudette Colbert, l’insoumission chic de Katharine Hepburn (qui refuse de jouer le jeu de la starification, n’allant même pas chercher ses Oscars) ou de Lauren Bacall (bannissant la chirurgie esthétique), l’élégance nonchalante d’Ingrid Bergman, l’espièglerie d’Audrey Hepburn à contre-courant de la vague bimbo blonde des fifties, sont autant de configurations du glamour dont Dietrich disait qu’il était son « fonds de commerce ». Jusqu’à ce que la modernité vienne le remettre en question, sans pour autant défaire les actrices de cet ensorcellement venu des fées, et toujours sous une variation d’incarnations, qu’elles se nomment Jeanne Moreau, Charlotte Rampling, Julia Roberts, Tilda Swinton, ou, évidemment, Brigitte Bardot.
Une histoire d’amour
À mesure que se tournent les pages, l’Europe prend le dessus – même Anna Magnani s’invite, elle qui pourtant ne s’intéressait guère aux vêtements – et les corps se dévoilent. Car l’histoire de la mode sur grand écran, c’est aussi celle de la suggestion, de l’érotisme, qui accompagne, et favorise sans nul doute, la libéralisation des mœurs. Celle qui a contourné le fameux Code Hays pour dévoiler les dos, transformé les gants en objets érotiques avec Gilda, remis la guêpière au goût du jour grâce à Mae West ou remonté les jupes bien au-dessus du genou sous l’impulsion de Bardot et Mary Quant. Le cinéma est vecteur de looks, opérateur de transformation identitaire ; il met le spectateur – la spectatrice en l’occurrence – dans un rapport fétichiste à l’objet en agrandissant un détail, un vêtement, les épaulettes de Joan Crawford, les ballerines d’Audrey Hepburn, le trench de Meryl Streep, le sac Hermès de Grace Kelly, la panoplie ultra eighties de Madonna dans Recherche Susan désespérément. Ce fétichisme débordant vers le marketing, qui a transformé l’actrice en star, puis en égérie haute couture, ne se limite pas à l’habit : tant de coiffures furent copiées, du court bouclé de Gina Lollobrigida à la coupe courte de Jean Seberg.
Cette histoire est celle d’un couple, dit Philipe Azoury dans sa préface, d’une union complexe, comme toutes les unions, entre la mode et le cinéma. D’un couple à plusieurs têtes et plusieurs corps, aurions-nous envie de dire, inventeur de monstres-femmes, êtres imaginaires et démesurées que l’on « montre ». Ces têtes et corps sont ceux des couturiers et des actrices. Le Bris ponctue ses pages de portraits – un peu trop succincts – de grands couturiers – Jean Patou, Paul Poiret, Elsa Schiaparelli, Christian Dior, Paco Rabanne, etc. –, « oubliant » la pauvre Chanel dont la rapport ambigu au cinéma aurait pourtant mérité plus d’intérêt. Mais les costumiers de cinéma sont présents au fil des pages et l’on (re)découvre des noms souvent méconnus, comme Walter Plunkett, Charles LeMaire, Bonnie Cashin, Rosine Delamare, Ann Roth, Colleen Atwood, Arianne Philips, sans oublier l’indispensable Edith Head. Tout ces pygmalions forment souvent avec les actrices des tandems inoubliables, au point qu’il est presque étonnant de lire que seule Gene Tierney a épousé un costumier – Jeanne Moreau, elle, a partagé cinq ans de la vie de Pierre Cardin. Chanel & Romy Schneider, Adrian & Jean Harlow, Givenchy & Hepburn, Orry-Kelly & Bette Davis, YSL & Deneuve, Travis Banton & Dietrich, Theodora Van Runkle & Faye Dunaway. Fashion & cinéma vient combler amoureusement une brèche dans l’édition française, et si l’on attend encore une analyse plus pointue sur ce sujet, ce défilé-là ne manque pas de style.