Vaste question que celle explorée par Gilles Mouëllic, enseignant en études cinématographiques et musique. Auteur de nombreux articles et ouvrages sur les rapports entre jazz et cinéma, Mouëllic propose un double regard, celui d’un cinéphile et d’un mélomane, le jazz n’étant jamais très loin pour corroborer ses propos. Avec son titre Improviser le cinéma, l’auteur annonce d’emblée la couleur. Il s’agira de questionner le geste improvisateur et non de proposer l’étude d’une thématique à travers l’histoire du cinéma (l’improvisation au cinéma).
Le premier mérite de Gilles Mouëllic est de dépasser, dès l’ouverture de son ouvrage, la dialectique dangereusement scolaire d’un cinéma improvisateur s’opposant à un cinéma plus écrit. L’auteur formule l’hypothèse de deux familles de créateurs pour mieux la dépasser : l’une adepte de la « construction préalable », de la « maîtrise par la fixation dans l’écriture », l’autre désireuse d’« affronter le tournage comme une performance », évoquant de cette manière une autre opposition, celle du jazz et de la musique savante, pour finalement mentionner la présence incontournable de l’aléa dans tout acte de création. « On ne peut, malgré les rêves d’Adorno, “protéger” un art de la performance des vicissitudes imprévisibles du corps humain, sauf à en confier l’interprétation à un robot… et lui ôter toute vie » (p.12). Ainsi, l’art sera improvisateur ou ne sera pas.
Jamais Mouëllic n’oppose ceux qu’il considère comme les grands cinéastes improvisateurs (Jean Renoir, Jacques Rivette, Jacques Rozier, Maurice Pialat, John Cassavetes, Rabah Ameur-Zaïmèche, Philippe Faucon, Nobuhiro Suwa et Jean Rouch, en qui il voit le père de l’improvisation au cinéma) à une forme cinématographique plus écrite, mais cherche plutôt à les ériger comme les représentants d’un genre cinématographique autonome. Il en va ainsi du jazz : « Le jazz, et c’est là sa force, ne se situe pas contre la musique savante ou contre la chose écrite : il est ailleurs, et de cet ailleurs les jazzmen inventent de nouvelles manières de créer, découvrent de nouvelles potentialités au geste créateur » (p.13).
L’autre mérite de l’auteur, et qui découle naturellement du premier, est d’expérimenter les différentes définitions que les créateurs de tous temps ont voulu donner à l’improvisation, sans jamais s’en satisfaire. À la « valorisation mystique comme inspiration quasi divine » (vision romantique) et à la « dévalorisation liée à une impréparation supposée, signe d’une absence de pensée créatrice » (prétendue facilité), Mouëllic préfère évoquer les pratiques, étudier les films plutôt que d’assigner des définitions. Et cette étude de cas n’est possible sans faire un tour d’horizon des autres arts : le théâtre, la danse, les arts plastiques. Car questionner le geste improvisateur, c’est se remémorer les pratiques de Jerzy Grotowski, Peter Brook, Merce Cunningham, Jackson Pollock ou même Auguste Rodin, « premier sculpteur à tirer délibérément parti de l’accidentel et de ses pouvoirs » et pour qui « ce qu’il y a de plus beau qu’une belle chose, c’est la ruine d’une belle chose » (p.107).
Ce que l’ouvrage de Gilles Mouëllic pointe du doigt, c’est qu’il y a autant de gestes improvisateurs au cinéma qu’il y a de cinéastes et de films. Singulier dans cet art, Éric Rohmer, très méfiant vis-à-vis de l’improvisation et connaissant fort bien ses actrices, les laissait improviser dans des films comme La Collectionneuse, Pauline à la plage ou Conte d’été, dans la mesure où il savait parfaitement quelle direction elle prendrait et gardait ainsi le contrôle de la scène. « L’improvisation non plus comme ouverture possible, mais comme clôture » (p.155).