S’inscrivant dans la série des comédies et proverbes, Pauline à la plage oppose les amours adolescentes à la bêtise et au cynisme des histoires adultes. Le film, à la fois drôle et frais, magnifiquement dialogué et filmé, n’en reste pas moins au bout du compte un des plus tristes et des plus oppressants de Rohmer. L’opacité des intentions et le chaos qui en résulte créent un climat qui transformera ces vacances en un fiasco total.
Se concentrant sur six personnages, Pauline à la plage est une mécanique dans laquelle chacun tient sa place. Malgré les « types » que les divers protagonistes sont censés incarner, Rohmer s’évertuera à court-circuiter ce qui s’avérait en premier lieu être des schémas simplistes, ce en agissant de façon particulière. Car si les personnages se révèlent être tels que l’on peut l’imaginer, répondant à des signes codifiés facilement identifiables, la façon dont ils se jugent les uns les autres est à proprement parler délirante. Ce qui peut sembler simple aux yeux du spectateur, qui serait tenté de rapidement séparer le bon grain de l’ivraie, n’apparaît pas de façon aussi limpide aux yeux des personnages eux-mêmes. Chacun se trompe sur chacun. Et alors que nous pouvons rire face à ces dialogues géniaux, face aux différents aspects de cette farce, s’installe pourtant un climat oppressant, étouffant, dans lequel tout s’embrouille, rien ne se dénoue. La fin du film, à ce titre, est peut-être une des plus étranges et des plus tristes qu’ait réalisées Rohmer, tant le récit nous lâche en ayant pris soin de substituer au plaisir de la farce le chaos résultant des illusions envolées de chacun et des divers aveuglements.
Dans ce film, Marion et sa jeune cousine Pauline se rendent en vacances en Normandie. Par hasard, sur la plage, Marion retrouve Pierre, un ami qu’elle n’a pas vu depuis son mariage, et qui était à l’époque fou d’amour pour elle. Par son intermédiaire, elle fait la connaissance de Henry, un ethnologue vivant en Océanie, mais résidant lui aussi en vacances avec sa jeune fille. Si Pierre est toujours épris de Marion, cette dernière, qui s’apprête à divorcer, n’a d’yeux que pour Henry, avec qui elle ne tarde pas à avoir une liaison. Face à ces adultes et à leurs manigances, la jeune Pauline observe, et rencontre elle aussi, sur la plage, un garçon de son âge.
Lors de la première soirée, les différents protagonistes donnent leur idée, leur vision de ce qu’est l’amour. Deux clans semblent alors se former : d’un côté Henry et Marion plaident pour l’amour fou, au premier regard, tandis que Pierre et Pauline parlent de longévité, de trouver quelqu’un, de le découvrir, puis d’en tomber lentement mais sûrement amoureux. Bien sûr, ces avis n’engagent que ceux qui les tiennent, et ils ne sont en rien représentatifs de ce qu’ont vécu les personnages eux-mêmes. Mais en tenant ce discours, Henry et Marion s’invitent à tomber dans les bras l’un de l’autre. En s’avouant mutuellement croire à l’amour immédiat, ils se dédouanent de tout malaise, de toute culpabilité, de tout ce qui pourrait faire penser que cette histoire n’est pas passionnelle, mais n’est qu’une aventure de vacances banale, c’est à dire sans lendemain, totalement gratuite. Au fur et à mesure, le cynisme de Henry se révélera, et ses intentions apparaîtront au grand jour : il ne désire qu’une chose de Marion, son corps.
Henry est celui qui a vécu, celui qui, selon ses dires, a aimé et a été aimé, mais en a dorénavant plus qu’assez. Il s’arroge le droit d’être avide, cynique, égoïste et de ne prendre les femmes qu’en vue des satisfactions sexuelles qu’elles lui procurent. Pour se justifier, il fait donc appel au plus minable argument qui soit, à savoir qu’il disposerait du droit d’agir tel qu’il le fait en raison de son passé et d’expériences que l’on imagine malheureuses. Autant dire qu’il ne croit plus en l’amour. Son métier, le faisant voyager aux quatre coins de la planète, lui permet de jouir sans peur du lendemain de celle qui sera assez bête pour se jeter dans ses bras. Son métier, ethnologue, et sa vie de nomade ne sont certes pas dénués de poésie, mais lui fournissent aussi une façon de se mettre en avant auprès des femmes, de les séduire, de les charmer en contant son existence peu banale. Sans nul doute happée par cet exotisme minable, Marion, dès le premier soir, couche avec Henry, espérant on ne sait quoi. Elle pense sûrement que l’éclat de cette vie peu commune et originale rejaillira sur elle et s’enorgueillit bêtement de se trouver dans les bras d’un aventurier. Une fois de plus, chez Rohmer, la parole crée un monde à part entière, un monde que l’on peut modeler à sa guise, car n’ayant nullement l’obligation, dans un premier temps, d’être totalement réel.
Ce récit d’une vie déjà lancée et affirmée, s’oppose à celle de Pierre dont les occupations professionnelles restent floues. Ces différences se retrouvent dans le physique même des deux hommes. Bien qu’ayant à peu près la même corpulence, le personnage d’Henry est plus massif, plus carré, et apparaît d’emblée comme un bloc, un roc laissant finalement assez peu de place à l’expressivité. Pierre semble plus fluet, plus fragile. Sa timidité et sa sensibilité le font apparaître à la fois maladroit et fougueux. Le sentiment chancelant chez Pierre se reflète dans des mouvements et des postures trahissant son malaise. De l’autre côté, il est évident que l’aspect dur et viril de Henry aura un impact sur Marion, qui confondra la fougue du désir sexuel de cet homme avec la fougue d’une passion amoureuse dévorante. Henry est l’homme, alors que Pierre n’est encore qu’un adolescent à l’émotivité chancelante. Et dès la première soirée, le ton que prend Henry avec Pierre révèle le paternalisme moralisateur d’un homme qui, sûr de sa prétendue expérience de faux sage, se permet de donner des leçons sur la vie.
Le personnage de Marion est peut-être un des personnages rohmériens les plus insupportables. Bien qu’essayant de se fondre dans le rôle de l’adulte ayant la garde d’une adolescente, le film s’évertuera à montrer que cette femme ne possède aucune des assises nécessaires à cette fonction. Comment considérer que cette soi-disant «grande personne» ait quelque chose de juste et de sain à transmettre à qui que ce soit ? Et comment ne pas rire en repensant à la façon dont, au début du film, elle invite Pauline à se confier et à lui conter ses histoires d’amour ? Car cette femme, précisément, se révèle finalement incapable de véritablement tomber amoureuse. Son égocentrisme l’empêche de regarder l’autre autrement que par le biais de l’image qu’il renvoie d’elle. L’idée que Henry ait pu la tromper avec la marchande de cacahuètes lui serait d’autant plus intolérable que rentrerait en compte un aspect touchant purement et simplement au mépris de classe. Designer, elle ne pourrait supporter d’être mise dans le même panier qu’une petite vendeuse. Son amour-propre en pâtirait trop.
La bêtise des adultes est encore plus sensible par le biais du regard que leur portent Pauline et le jeune garçon qu’elle rencontre sur la plage. Sans toutefois tomber dans un schéma simpliste, Rohmer confie à ces jeunes la tâche d’incarner un regard vierge, un regard pur, une innocence amoureuse salutaire face au cynisme ou à la bêtise égocentrique des adultes. Le fait de s’intéresser à ces adolescents remet en perspective l’aspect révoltant de ce que vivent les adultes, et ouvre un point de vue autre qui réoriente l’approche des faits et des personnages. Et ce qui donne au film son caractère particulièrement tragique et triste réside dans le fait que les deux jeunes gens subiront les dommages des petites histoires et des tromperies des plus grands. De par leur âge, ils seront happés par le chaos créé par ceux qui les entourent. Leur histoire toute simple et naïve se trouvera salie par les malentendus causés par l’absence de sentiment de Henry et par cette perte de croyance en l’amour qui le caractérise.
Hypothèse : où se trouve le cœur de Rohmer dans cette histoire, lui qui dit aimer tous ses personnages sans exception ? En fin de compte, les nomades, ceux qui parlent d’amour passion enflammé, et ce dès le premier regard, ne s’en sortent pas vraiment. À l’inverse, il semble que l’idée d’une amitié devenant de l’amour, d’une connaissance lente mais profonde de l’autre, le tout lié à une forme d’enracinement, se révèle être la voie menant le plus sûrement à la pureté des intentions et à la vérité des cœurs.